Zuckerberg et « l’énergie masculine » (interview pour « Next »)

Interview pour Next.ink, le 14.01.25

Interview par la journaliste Mathilde Saliou, pour le media Next.ink, le 14 janvier 2025, sur les récents propos de Mark Zuckerberg à propos de « l’énergie masculine » à Meta et son allégeance à Trump (et Musk).

Il y a une semaine, Mark Zuckerberg publiait un discours de cinq minutes, face caméra, qui a jeté une bonne partie des observateurs dans la stupeur. Fin du soutien aux programmes de fact-checking aux États-Unis, modification des règles de modération relatives à une variété d’insultes (uniquement sur le sol états-unien), attaques contre les régulations européennes… Les propos du fondateur de Facebook et dirigeant de sa maison-mère Meta ont recouvert une variété de sujets.

Dans un contexte d’accession de Donald Trump à un deuxième mandat présidentiel, à partir du 20 janvier, et de prises de paroles très politiques d’Elon Musk, patron de X et futur « ministre de l’efficacité gouvernementale » aux États-Unis, nous avons demandé à la politologue Marie-Cécile Naves, spécialiste de la politique états-unienne, comment elle envisageait le brusque virage d’un chef d’entreprise jusqu’ici plus connu pour son positionnement progressiste.

Comment interprétez-vous la prise de parole de Mark Zuckerberg ?

Vu le timing, Mark Zuckerberg donne le sentiment de courir après Elon Musk. Il joue le bon élève qui veut plaire à Donald Trump et Elon Musk, comme si Musk aussi, avait été élu. Il a certainement l’espoir d’obtenir des faveurs : que ce soit une plus grande dérégulation du secteur, éviter de nouvelles mesures fiscales, un hypothétique retour sur la récente imposition de 15 % de l’OCDE… Mais pour ce faire, il joue sur des obsessions de Musk, notamment en mettant fin au fact-checking aux États-Unis.

Chez le podcasteur Joe Rogan, grand soutien de Donald Trump, Mark Zuckerberg a indiqué mettre fin aux politiques de diversité, équité et inclusion (DEI) chez Meta. L’entreprise ne compte pourtant que 36 % de femmes, et 26 % du côté des ingénieurs…

Son retour en arrière sur la promotion de la diversité et de l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas sans créer une certaine sidération en interne. Les nouvelles directives sont assez détaillées sur ce que les employés ont droit de faire ou pas, elles sont allées jusque sur des choses très prosaïques, comme le fait de supprimer les protections hygiéniques mises à disposition dans les toilettes hommes pour les personnes non-binaires ou transgenres…

Ça peut paraître anecdotique, mais c’est inhabituel de voir un patron s’occuper de tels détails : c’est une manière de s’ancrer dans l’obsession anti-trans qui a été promue tout au long de la campagne de Donald Trump. Il s’agit clairement de l’expression d’une allégeance envers le nouveau président.

Fin du fact-checking, virilisme : « une forme de violence assumée »

Mark Zuckerberg y a aussi fait la promotion d’une « énergie masculine »…

Dire que plus d’énergie masculine (sous-entendu : l’énergie « féminine » est négative) et plus d’agressivité seraient bons pour les affaires, c’est une dynamique totalement inverse à celle adoptée ces dernières années par le monde de l’entreprise. On voit bien le lien que Zuckerberg fait entre fin du fact-checking et virilisme : dans les deux cas, il y a une forme de violence assumée.

On est très loin du Mark Zuckerberg de l’époque Cambridge Analytica, qui s’excuse, qui finance des programmes de fact-checking justement. On est aussi loin du Zuckerberg de janvier 2024, qui fait amende honorable devant le Congrès des États-Unis, alors que ses plateformes sont accusées de favoriser l’accès des mineurs à des contenus à caractère sexuel, inappropriés pour leur âge.

Il a par ailleurs assimilé modération et censure. Ces éléments ne sont-ils qu’une reprise de la rhétorique du camp Trump, ou faut-il y voir autre chose ?

Cette idée selon laquelle la modération, voire le fact-checking, seraient de la censure, l’idée selon laquelle vérifier les faits serait produire une forme de fausse information, est stupéfiante en elle-même. Si lutter contre le mensonge devient une forme de censure, alors il n’y a plus de règles, plus de lois, plus de normes pour personne.

Tout le monde sait que les algorithmes des réseaux sociaux favorisent les contenus haineux et violents parce qu’ils font plus de clics. On sait que tous les propos n’ont pas la même valeur sur les réseaux de Meta, précisément parce qu’ils n’ont pas la même valeur marchande.

J’ai l’impression de quelqu’un qui a peur. Je pense qu’il a peur, comme il le dit lui même, de manquer le coche d’une espèce de révolution culturelle (dont on verra bien combien de temps elle dure) en faveur d’une masculinité toxique à tous les niveaux, revendiquée, théâtralisée, parfaitement incarnée par Musk ou Trump.

La fin de la politique de diversité de Meta est justifiée par le fait qu’en 2023, la Cour Suprême a rendu un avis contre la politique d’admission de l’université d’Harvard, critiquant sa politique de « discrimination positive raciale ». Un tel mouvement vous semble-t-il susceptible de s’étendre ailleurs dans la tech ?

La décision de la Cour Suprême a permis de rendre légitimes des velléités idéologiques qui considèrent acceptable de ne favoriser que certaines catégories de gens, des Blancs ou des Asiatiques, souvent issus de milieux très favorisés (ainsi, la discrimination positive perdure pour les enfants de donateurs ou d’anciens élèves !). C’est une opinion partisane plus ou moins partagée du côté des Républicains, mais elle ne l’est pas forcément dans le monde de l’entreprise.

Si les sociétés avaient des politiques de diversité en place, c’est qu’elles y gagnaient quelque chose. Pourquoi arrêteraient-elles de le faire alors que ça leur donne accès à un vivier de recrutement plus vaste, que ça soigne leur image vis-à-vis de leur clientèle, que les États-Unis sont toujours plus multiculturels, que les femmes continuent d’être plus diplômées que les hommes… ?

J’ai vraiment du mal à croire que ces politiques soient brusquement considérées comme handicapantes d’un point de vue économique, donc pour moi, c’est une décision plus politique qu’économique. Cela dit, cette décision se place en complète contradiction avec les propos d’Elon Musk, qui, lui, veut préserver les visas H-1B (des permis de travail pour les non états-uniens, ndlr), faute de quoi il aura du mal à recruter.

Mark Zuckerberg a très ouvertement visé l’Europe, et notamment ses régulations, les assimilant là encore à une forme de censure. L’Europe est-elle équipée pour faire face ?

Il est très clair que dans son esprit, comme dans celui d’Elon Musk et d’autres, soutenir l’extrême-droite revient à mettre la pression sur l’Europe pour que le marché, et l’utilisation de leurs technologies, soient beaucoup plus dérégulés. C’est de l’intimidation, l’exigence d’un capitalisme qui estime n’avoir aucun compte à rendre.

Au niveau européen, nous avons perdu les rares personnalités qui tenaient tête aux géants de la tech, comme Thierry Breton. Et je ne crois pas que les équipes actuelles avaient identifié ces sujets comme des priorités. Pour le moment, il y a plutôt un effet de sidération, et un manque d’unité qui ne permet pas de voir comment l’Europe pourrait réagir.

Vous avez dit plus tôt : « si lutter contre le mensonge devient une forme de censure, alors il n’y a plus de règles ». Cela résonne avec les débats sur la post-vérité qui ont émergé après la première élection de Donald Trump. D’après vous, est-on aujourd’hui face à une simple amplification de ces phénomènes, ou face à quelque chose d’autre, à une contamination de la sphère économique par ces enjeux de post-vérité ?

Difficile à dire. Ça peut à la fois être analysé comme une amplification logique. Steve Bannon, qui a soutenu Trump, clame qu’ « il n’y a plus de conversation »« il n’y a plus de débat politique ». Je crois que c’est assez juste. Il y a une forme de frontière entre la vie réelle et le monde de la fiction, du moins du divertissement, qu’ils essaient de faire sauter.

Cela dit, c’est une attaque très claire contre la démocratie : s’il n’y a plus de conversation, ça veut dire qu’on ne peut plus argumenter, donc qu’une partie de notre humanité est niée. Par ailleurs, ils essaient clairement de faire sauter des règles de droits.

Dans le cas de Mark Zuckerberg, on a donc à la fois la promotion d’un capitalisme sans foi ni loi, et la volonté de plaire à Donald Trump et Elon Musk. Cela se voit jusque dans les directives relatives aux nouvelles « notes de communautés » : elles sont très liées aux questions anti-trans et anti-LGBT. Or Donald Trump a dit que les publicités négatives qui ont le mieux fonctionné pendant sa campagne étaient relatives à ces questions.

Il s’insère à la fois dans ce mouvement de fond qui s’inscrit contre le féminisme, le multiculturalisme, les droits des personnes LGBT, et dans une promotion d’un capitalisme débridé, qui doit se dire : j’ai une fenêtre de tir maintenant, on ne sait pas combien de temps elle restera ouverte, il faut s’en saisir.