L’injonction au bonheur normé. Le néolibéralisme, le sport, les femmes, Instagram, etc.

Happycratie, l’ouvrage d’Edgar Cabanas, docteur en psychologie, et Eva Illouz, sociologue et directrice d’études à l’EHESS, fait partie des essais écrits par des chercheur.e.s qui sont utiles au débat public.

Se fondant sur une critique de la psychologie positive, discipline élaborée aux États-Unis dans les années 1990, et de ses multiples manifestations plus ou moins savantes et pour le coup souhaitant échapper à la réfutation – thérapies, littérature du « self-help », coaching, applis d’amélioration de soi, techniques de relaxation, etc. –, les auteurs mettent au jour la domination d’un récit contemporain en apparence libérateur mais en réalité profondément liberticide, selon lequel « tout un chacun peut réinventer sa vie et atteindre le meilleur de lui-même en adoptant tout bonnement un regard plus positif sur soi et sur le monde environnant. » 

Il s’agit alors de « faire de la poursuite du bonheur un style de vie, une manière d’être et de faire, une mentalité à part entière. »

Serait ainsi née, expliquent les chercheurs, rien de moins qu’une « science du bonheur » qui fait de ce dernier non plus la conséquence de moments agréables ponctuels ou d’une sagesse philosophique, mais la cause de la réussite individuelle, laquelle passerait nécessairement par un optimisme à toute épreuve, une capacité d’adaptation sans faille, une confiance tous azimuts dans ses possibilités, ses « talents » personnels.

Derrière cette promesse très (trop) alléchante, point de projet d’émancipation, néanmoins. Au contraire. Car si vous n’adhérez pas à la vision du bonheur comme « style de vie », « une sorte de prédiction autoréalisatrice fera que vous échouerez. » Dit autrement et très prosaïquement : quand on veut, on peut. Donc si l’on ne peut pas, c’est qu’on n’a pas suffisamment voulu. On commence déjà à en comprendre la signification et les implications…

Le bonheur comme marchandise néolibérale

En poursuivant leur raisonnement, Edgar Cabanas et Eva Illouz démontrent en effet que s’est ainsi propagée, grâce à un storytelling puissant, une injonction au bonheur ou plutôt à une forme très normée, figée, non contestable du bonheur, et que celle-ci sert plusieurs buts du néolibéralisme. Le bonheur est « le critère à l’aune duquel mesurer la valeur de notre vie, nos réussites et nos échecs, et le degré de notre épanouissement psychique et émotionnel. » Pire : être heureux.se fait de nous un.e « bon.ne citoyen.ne ».

Tout d’abord, nous sommes invité.e.s à consommer des produits pour « aller mieux », « être (enfin) nous-mêmes », « nous réaliser », qu’il s’agisse de manuels, de thérapies comportementales et cognitives, etc. C’est une véritable industrie du bonheur prémâché qu’il s’agit de faire prospérer. Le coaching passif-agressif, tel qu’on le voit à l’œuvre dans les émissions de téléréalité (maigrir pour se sentir bien, faire du sport tous les jours, mieux s’habiller, se maquiller et se coiffer pour retrouver confiance en soi et surtout retrouver un travail et un.e conjoint.e, a minima une vie sexuelle) en est la manifestation la plus connue. Il faut se donner du mal. Cela rappelle un peu la morale religieuse (sauf sur le sexe).

Ensuite, l’objectif de celles et ceux qui poussent tout un chacun.e à s’auto-gouverner, non pas intellectuellement, mais psychiquement, émotionnellement et physiquement n’est autre qu’un énième impératif de maîtrise de soi, de contrôle de soi ; or, ce n’est pas une liberté. Cette responsabilisation individuelle, propre aux démocraties libérales contemporaines, a été minutieusement décrite par Alain Ehrenberg, par exemple, dans La fatigue d’être soi (Odile Jacob, 1998), comme étant la cause de nombreuses dépressions.

Enfin, ce qui est en jeu, c’est aussi la promotion à peine voilée d’une compétition individuelle, d’une concurrence des forces de travail dans un contexte socioéconomique « dégradé, imprévisible, menaçant et terriblement anxiogène. » Il faut être flexible, adaptable pour être performant.e dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée, les deux se confondant allègrement puisque obéissant aux mêmes codes et obligations, ceux d’être ce que je qualifierais d’« entrepreneur.e de sa vie ». Et cette performance passe par le corps. Biopouvoir, te revoilà…

Ce processus, déjà entamé depuis les années 1980, s’est intensifié depuis 10 ans. Comme l’expliquent Edgar Cabanas et Eva Illouz, après la crise de 2008, alors que les inégalités se sont creusées, que les chances de mobilité sociale se sont fragilisées, que l’emploi stable et à plein temps s’est fait plus rare pour de nombreuses catégories d’individus, le monde économique et ses valeurs néolibérales qui ont envahi toutes les sphères de notre vie nous invitent à être enthousiastes, positif.ve.s, autonomes et responsables de tout ce qui nous arrive. Il faut s’adapter, rebondir, faire de nos échecs des opportunités, ne rien critiquer sauf soi-même.

Conformisme, mise en scène (corporelle) de soi… et égoïsme : le triomphe du « personal branding »

Le corollaire immédiat est que nous sommes fortement incité.e.s à ne plus nous rebeller contre l’ordre établi puis qu’il s’agit précisément d’y adhérer et de le conforter, mais à obéir, à faire nôtre le conformisme ambiant. Cette illusion de maîtriser sa vie fait beaucoup de dégâts mais s’illustre notamment dans la mise en scène d’une vie et d’un soi parfaits, enjolivés sur Instagram, où il est implicitement recommandé de se présenter comme étant heureux.se car ce serait avoir raté sa vie que d’apparaître comme malheureux.se ou incomplet.e.

On se fait donc plaisir en s’inventant une existence rêvée grâce à un « personal branding » reposant sur du vide – les auteurs renvoient très justement au livre de Gilles Lipovetsky, L’ère du vide (Gallimard, 1983) dont l’analyse et les conclusions demeurent valables aujourd’hui. En un mot, par un tour de passe-passe mystificateur, nous sommes invité.e.s à devenir profondément égocentriques et exhibitionnistes. On devient focalisé.e sur soi, on cherche perpétuellement à « s’améliorer » (pour correspondre à quoi ?) et à le faire savoir (sinon c’est inutile).

J’ajoute ici que l’auto-promotion, l’« auto-mercantilisation », c’est la raison d’être que le président actuel des États-Unis a fait sienne toute sa vie. Mais il ne s’est pas « fait tout seul », contrairement à ce qu’il aime répéter : c’est un héritier, de surcroît à l’entourage corrompu. Ce récit trumpiste-là est mensonger (il n’est pas le seul). De plus, l’auto-glorification permanente de Donald Trump a pour corollaire, on le voit chaque jour, un mépris pour l’intérêt général et les souffrances d’autrui. Seul compte le « délire de grandiosité » dont parlent Cabans et Illouz. C’est cette logique de « marque » individuelle qu’a décrite Naomi Klein dans son livre Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc Trump (Actes Sud, 2017).

Pour en revenir à Happycratie, l’amélioration de soi en continu suppose une « subjectivité individualiste et consumériste. » C’est un processus, non un but ; on n’en a jamais assez. Le bonheur « est lui-même devenu le produit, (…) la règle sur laquelle se mesurent le développement et l’’encapacitation » (empowerment) de l’individu évoluant sur le marché. » Devenir soi, oui, mais à condition d’être performant.e, optimiste et volontaire.

Des injonctions fortement culpabilisatrices

« Devenir soi » ou, plus modestement être en paix avec soi-même est en réalité un long chemin, à l’encontre de la promesse d’un changement rapide. Ce travail est proposé par la psychanalyse par exemple (plus douloureux, beaucoup plus long mais redoutablement plus efficace). La promesse de la « science du bonheur » est au contraire un processus résultant de la seule volonté individuelle et du suivi de quelques préceptes de vie quotidienne. Mais les techniques « spécialement conçues pour être consommées rapidement » ne visent pas à changer les individus en profondeur. « Elles promettent des résultats rapides et facilement mesurables. » L’inconscient est nié ; le langage employé n’est pas technique, il est simpliste. Le process vendu est simple, doux, émotionnellement peu coûteux.

Et si l’on y est arrivé tout.e seul.e, si l’on a « transformé les obstacles en chances à saisir », est-ce que chacun.e ne peut en être capable à son tour ? Et ce, grâce à schéma thérapeutique identique et pour le moins englobant, ne tenant pas compte des parcours de vie et des situations, donc des fragilités et des motivations personnelles. L’objectif d’un « gouvernement de soi », pour paraphraser Foucault, encore, suppose qu’on l’on aurait toutes et tous le même mécanisme psychologique, « comme un muscle qu’il suffirait d’activer et d’entraîner. »

Quinze minutes de méditation par jour, deux heures de sport par semaine et tout ira mieux… « La marchandise ici produite et vendue n’est rien d’autre qu’un processus narratif performatif au fil duquel l’individu réorganise son expérience en la racontant. » D’où la mise en scène sur les réseaux sociaux.

Tout serait affaire de perception de la réalité (et non de la réalité elle-même). « Découvrir les aptitudes et talents dont on sent qu’ils sont profondément les nôtres » : n’importe qui, s’il ou elle est suffisamment « authentique », s’il ou elle écoute suffisamment ses envies, peut-il ou elle écrire un livre, devenir riche et célèbre sur ses « talents » intrinsèques qu’il suffira de mettre au jour et d’exploiter, se mettre au sport, à la musique, à la peinture ? Oui, nous dit-on, à condition de volonté : « chaque choix individuel reflèterait exactement l’identité et la volonté de son auteur », dénoncent Cabanas et Illouz. Le réel est bien plus complexe… Et cruel, sans recul critique.

Cette idéologie du choix individuel permanent est hautement culpabilisatrice. En effet, celles et ceux qui n’y parviennent pas (ou n’ont pas envie d’y parvenir) sont soupçonné.e.s de ne pas avoir fait suffisamment d’efforts et donc de mériter leur sort. « La richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie seraient de notre seule responsabilité. » Il n’y a donc pas de « problème structurel mais seulement des déficiences psychologiques individuelles. » C’est pourquoi il est interdit de se négliger, il est obligatoire de se soucier de soi… « avec une certaine discipline. »

« Chante, danse et mets tes baskets ». La vie devient simple comme une chanson des Forbans.

Le sport, un levier de culpabilisation, pas d’émancipation

Longtemps, c’est le corps des hommes qui a « appartenu à la production, en temps de paix, à l’État, en temps de guerre » (Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, 2006). Le sport, dans l’éducation aristocratique puis bourgeoise, et le sport corporatif en entreprise ensuite, en a été l’un des instruments. Aujourd’hui, le corps de la femme est lui aussi traversé par cette exigence de discipline, pour correspondre au schéma néolibéral : être mince, musclée, tonique, c’est avoir un corps (donc un esprit) performant, volontaire, adaptable aux demandes capitalistes contemporaines qui s’ajoutent aux injonctions, toujours en vigueur, de la séduction hétérosexuelle ou plutôt hétéronormée.

La pathologisation de ceux et surtout de celles qui ne mènent pas « une vie saine et fonctionnelle » se manifeste en effet dans les injonctions sportives, qui vont à l’encontre des messages de santé publique visant à la promotion d’une activité physique et sportive régulière, mais adaptée à la situation économique et familiale, au territoire de vie, au capital corporel, à la condition physique et aux freins psychologiques éventuels de chacune et de chacun. Et cette pathologisation est genrée.

Il est donc très dangereux de relayer le message selon lequel il suffit de le vouloir pour faire du sport. Cette affirmation est fausse (quid des personnes en situation de handicap ? de celles qui sont sédentaires depuis des années ? qui ont des problèmes de santé, qui sont en surpoids ? qui subissent un temps de trajet domicile-travail qui n’a cessé de s’allonger ?) et culpabilise beaucoup plus les femmes, dont on sait qu’elles pratiquent encore moins que les hommes une activité physique et sportive au quotidien et que les inégalités socio-économiques et territoriales sont, pour elles, plus fortement marquées.

Aucun message simpliste et culpabilisateur, lequel sert avant tout à nourrir un narcissisme et à conforter un entre-soi de « filles Instagram », ne remplacera jamais une politique publique d’accompagnement des individus sédentaires. Question de démocratie.

La sphère professionnelle, « climax » du bonheur mystifié

C’est sans surprise dans le monde du travail que se cristallise ce nouvel avatar néolibéral. Selon la « science du bonheur », les principes de la sécurité au travail ne sont plus ceux de l’époque de la pyramide de Maslow, dans les années 1950. Il s’agissait alors, selon cette célèbre formule, d’assouvir les besoins fondamentaux des salarié.e.s avant que de penser à leur épanouissement. Cette pyramide s’est aujourd’hui inversée car il est de plus en plus demandé aux dit.e.s salarié.e.s de se diriger eux.elles-mêmes.

On parle de moins en moins de « carrière » et davantage de « projet professionnel », ce qui revient à valoriser la prise de risque, l’adaptatibilité, la flexibilité. Dit autrement, on fait peser sur les individus des contingences, des incertitudes endossés auparavant par les organisations. Le travail n’est pas vu comme un devoir ou une nécessité, mais comme une chance (de fait, il est objectivement presque un privilège d’avoir un CDI à temps plein).

« Le travail est progressivement devenu une affaire de projets personnels, de créativité et d’entrepreneuriat ; l’éducation, une affaire de compétences individuelles et de talents personnels ; la santé, une affaire d’habitudes de vie et de mode de vie », écrivent les auteurs d’Happycratie. Être heureux au travail est devenu un mantra. Mais il n’a que peu à voir avec l’impératif de bien-être, de santé et de sécurité sur le lieu professionnel, qui sont des obligations de l’employeur.

Celles et ceux qui confondent les deux – et ils sont nombreux.ses aujourd’hui à publier des articles, voire des livres contre « le yoga ou les tables de ping-pong dans les entreprises », font une grave erreur de jugement, confondant le sport gadget à l’activité physique adaptée et résultant d’une démarche volontaire des salariés et d’une politique managériale concertée à des fins de santé.

Si donc le bonheur explique la réussite professionnelle, et non l’inverse, c’est une autre forme de compétition qui naît : celle de savoir intérioriser le contrôle de l’employeur et de se conformer aux attentes. La surveillance mutuelle des open spaces est une sorte de panoptique ultra-moderne. À moins de démissionner pour devenir son ou sa propre patron.ne, ce qui finalement revient au même. La fuite est vaine.

De son côté, l’übérisation, que l’écrivain Karim Amellal, dans son essai éponyme paru en 2018 chez Demopolis, définit comme une « révolution de la servitude », fait elle aussi primer la responsabilité individuelle sur la responsabilité collective et donc sur la solidarité. Peu importent alors les conditions de travail puisque seule compte la liberté d’être entrepreneur.e… D’où le travail gratuit.

Dans ce discours qui se veut non idéologique mais qui l’est donc parce qu’il s’impose comme le seul possible, la politique devient « thérapeutique » et non préventive, encore moins réparatrice. Car, enfin, demandent Cabanas et Illouz, « à quoi bon plaider en faveur de meilleurs métiers, de meilleures écoles, de quartiers sûrs ou d’une couverture santé universelle ? ». En outre, « à quoi bon pointer du doigt les structures sociales, les institutions ou les médiocres conditions de vie ? Pourquoi même reconnaître le rôle de conditions de vie privilégiées dans le bien-être subjectif ? »

Faire valoir un contre-récit de la pensée critique et de la contestation sociale

Les auteurs d’Happycratie le rappellent : ce ne sont pas les émotions positives, relais de l’auto-satisfaction néolibérale et de l’individualisme, mais les émotions négatives qui ont provoqué les transformations sociales qui nous permettent de vivre en démocratie et en république aujourd’hui.

Les humiliations, les colères, le sentiment d’injustice, le ressentiment, et non les bons sentiments ont nourri les luttes contre les oppressions racistes, patriarcales, anti-démocratiques, et contre l’exploitation économique. Et beaucoup reste à faire. Or le conformisme actuel justifie et entretient les hiérarchies ; il refuse de voir la souffrance et les inégalités ou pire, les méprise. Il rejette la bienveillance, la compassion ; seul compte le fait d’être auto-centré.e.

Il est donc urgent de remettre de l’utopie dans le récit collectif pour comprendre le monde, le critiquer, l’améliorer, inverser l’ordre axiologique aujourd’hui dominant, refaire vivre un projet d’émancipation. Cela demande du courage. Il faut pour cela sortir de sa bulle protectrice, refuser le repli sur soi, la facilité du retrait hors de la cité promus par la « science du bonheur » aux accents, finalement, vaguement huxleyriens.

Comme le notent Cabanas et Illouz, « le plaisir et la poursuite du bonheur ne peuvent l’emporter sur la réalité et la recherche du savoir – sur la pensée critique, la réflexion menée sur nous-mêmes et le monde qui nous entoure. » L’obsession de l’amélioration de soi ne doit pas être confondue avec le désir d’apprendre.

« Renoncer à tout regard critique » sur soi comme sur le monde, pour se concentrer sur soi et croire en soi est un choix comme un autre. En cela, il faut le respecter. C’est quand il devient un mantra que cela pose problème. C’est quand il nie la société complexe et ses inégalités que l’on fronce les sourcils. La société n’est pas un agrégat d’individus indépendants, autonomes, suivant « leur propre chemin ».

Ce voile d’ignorance nouvelle formule peut faire sourire, il est aussi dangereux. Les idiot.e.s utiles de l’injonction au bonheur normé présentent l’individualisme comme une valeur moralement légitime. C’est parce qu’ils et elles s’aventurent, parfois sans le savoir, par naïveté, inculture, paresse ou narcissisme, sur ce terrain axiologique, qu’ils et elles relaient l’idée d’un renoncement à la transformation sociale et à l’égalité. Heureusement, d’autres se mobilisent.

« C’est tout de même épatant, et pour le moins moderne, un dominant qui vient chialer que le dominé n’y met pas assez du sien » (Virginie Despentes).

Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, août 2018, 260 pages, 21 euros.