L’islamophobie est aussi américaine

« J’ai assez vécu pour voir que différence engendre haine » (Stendhal).

Dénoncée en France par divers acteurs militants, associatifs, politiques et intellectuels, l’islamophobie – notion récente qui renvoie au racisme ou plus largement au sentiment anti-arabe, anti-musulman et/ou anti-noir – se décline également, depuis quelque temps, aux Etats-Unis.

Amorcée en septembre 2010, elle semble s’y être intensifiée depuis quelques mois à la faveur de plusieurs événements et par l’intermédiaire de quelques leaders d’opinion. Le projet de construction (toujours en stand-by) d’un centre islamique culturel et religieux à proximité de Ground Zero, à New York, l’été dernier, a mis le feu aux poudres quelques semaines avant les midterm elections. Par un effet d’entraînement, les manifestations d’hostilité à l’Islam se sont depuis multipliées, la plus spectaculaire étant celle du pasteur Jones qui avait promis de brûler le Coran en public, devant son église, le 11 septembre 2010. Il projette désormais de le « juger » et a à cette fin planté quatre panneaux dans sa pelouse pour annoncer que, si le livre sacré « est reconnu coupable », des châtiments seront infligés (à qui ? Mystère). Les votes sont ouverts sur Facebook. Le pasteur vend également T-shirts et casquettes de base-ball flanqués du slogan : « L’Islam relève du diable ».

Un mot maintenant sur Brigitte Gabriel. Sous ce pseudo, cette Américaine d’origine libanaise, « amoureuse de son pays [d’adoption] », arpente ce dernier pour, tel le messie (pourvu qu’il ne soit pas musulman), prêcher la bonne parole. Celle de la mise en garde contre « l’infiltration », par les islamistes, du FBI, de la CIA, du département d’État, bref de tous les rouages importants des États-Unis, qu’ils auraient fait vœu de miner de l’intérieur parce que l’Islam serait fondamentalement dominateur et destructeur. Comme le raconte le New York Times, B. Gabriel aurait été traumatisée par son enfance : chrétienne maronite, elle a vécu le bombardement de son village, au Liban, (prétendument) par les musulmans. Elle est ensuite partie en Israël, où elle a été présentatrice sur la chaîne Middle East Television du télévangéliste fondamentaliste Pat Robertson (ce qu’elle cherche à cacher). Elle a créé une sorte de lobby, nommé Act ! for America, qui se dit « grassroots », « non partisan », « non religieux » mais pour la défense de la sécurité nationale, et sur le site duquel elle se présente comme l’« une des expertes les plus importantes dans le monde en matière de terrorisme », et en particulier de « montée du terrorisme islamiste mondial ». Act ! for America se prévaut d’un budget de 1,6 million de dollars, et compterait plus de 150.000 membres répartis dans 500 groupes locaux. Dans l’Oklahoma, il est à l’origine d’un référendum interdisant de citer la charia dans les décisions de justice. Les Tea Parties adorent Brigitte Gabriel et l’invitent sur leurs tribunes.

Dernière manifestation anti-Islam en date : celle du nouveau président (républicain) de la commission sur la sécurité intérieure à la Chambre des représentants, Peter King, qui s’est juré de « d’empêcher un nouveau 11 Septembre ». Pour cela, il a, la semaine dernière, organisé des auditions parlementaires « sur l’étendue de la radicalisation » des musulmans américains qui s’« insèrent » (décidément !) dans les administrations et organisations majeures aux États-Unis. P. King ne s’embarrasse pas de précautions quant à l’amalgame éventuel entre Islam et terrorisme islamiste et fait donc peu de cas du risque de stigmatisation des musulmans. Selon lui, il existe une menace réelle de « homeground Islamic terrorism », liée au fait que les musulmans ne « coopèrent pas suffisamment » avec les autorités américaines dans la lutte anti-terroriste.

Certes, le traumatisme des attentats contre le World Trade Center et le Pentagone est grand en Amérique. Mais il n’explique pas, à lui seul, ce déchaînement de haine anti-musulmane dans un pays qui n’a pas le passé colonial et post-colonial de la France ou du Royaume-Uni, et où il n’existe pas de réel équivalent des partis d’extrême droite européens. En revanche, comme la plupart des pays du monde, les États-Unis, à plusieurs reprises dans leur histoire, eu recours à la théorie du complot, couplée au mythe de l’ennemi intérieur, qui n’en est jamais loin. Une petite métaphore médicale ne mangeant pas de pain, Brigitte Gabriel parle ainsi de cancer à propos de… l’« islamofascisme ».

D’aucuns ont d’ores et déjà fait la comparaison entre ce rejet des musulmans, aujourd’hui, et, par exemple, la chasse aux sorcières de l’époque maccarthyste, l’homophobie radicale des années SIDA ou la « grande époque » (soupirerait le Ku Klux Klan) du lynchage des Noirs dans le Sud. Quant à la phase « l’Islam relève du diable » du pasteur Jones, ne vous rappelle-t-elle pas quelques sombres épisodes de l’histoire du christianisme occidental, dont les femmes, les juifs et autres « hérétiques » ont été les victimes privilégiées ?

Ces ressorts idéologiques et rhétoriques éculés fonctionnent toujours bien, puisqu’il demeure suffisamment de gens pour les écouter et les croire. Voilà ce qu’il se passe lorsque l’obscurantisme et la haine prétendent guider la politique en lieu et place de la raison et de la démocratie.