High art. À propos d’« Anatomie de la sensation. Pour Francis Bacon »

« Je veux vivre dans ce rêve qui m’enivre, ce jour encore », chante la Juliette de Charles Gounod.

Tel fut par deux fois le sentiment exact que j’ai éprouvé en sortant de l’opéra Bastille, vers 21 heures, après avoir assisté à la représentation d’« Anatomie de la sensation ». Le ballet de l’Opéra de Paris crée cet été cette œuvre du chorégraphe britannique Wayne Mac Gregor, conçue en hommage au peintre Francis Bacon – l’« optimiste désespéré » comme il se qualifiait lui-même -, qui a marqué sa jeunesse.

Il n’est pas coutumier, pour moi, de parler de danse, étant donné que je n’y connais rien techniquement. Tant pis, je le fais quand même. J’adore cette forme d’expression et la troupe de l’Opéra de Paris, qui me subjugue toujours depuis des années que je vais la voir.

Dans ce ballet, la performance tant physique qu’artistique des danseurs est à couper le souffle. Á tel point que je l’ai vu deux fois, dans la même distribution : Bélingard/Heymann/Gillot/Dupont/Gilbert (voilà pour les Étoiles) ; Renavand/Bezard/Albisson/Hoffalt/Ould Braham/Valastro (Premiers Danseurs et Sujets). La perfection existe, elle était là sous mes yeux.

Rendant visibles tout à la fois l’instantanéité du geste du peintre et la progression de la création picturale, coups de pinceau qu’on pose puis qu’on efface avant de recommencer sans cesse, Mac Gregor installe une ambiance mouvante, étrange, mystérieuse, envoûtante. Tout cela est présent dans les gestes des danseurs. Mouvements lents puis fulgurances inattendues, dès le premier duo masculin. Corps-à-corps complices ou au contraire hostiles s’enchaînent, tantôt humains, tantôt animaux, qui donnent à voir les tableaux mais aussi les conflits intérieurs de Bacon. Marron, mauve, rose, beige, gris, bleu profond… Les couleurs chaudes et pastel des costumes et des lumières réussissent le processus de synesthésie. Ne pas représenter, ne pas figurer, mais donner à (res)sentir, tel est le souhait de Mac Gregor.

La plupart des critiques de presse rendent hommage aux danseurs mais se montrent sévères avec le chorégraphe. C’est très injuste et même injustifié. La référence à Bacon est perceptible à chaque étape, visuellement comme musicalement : le choix d’accompagner la danse par le « Blood on the floor » de Mark Anthony Turnage (composé en référence au tableau de Bacon « Blood on the pavement ») est très judicieux. Jazz, rock, solo de percussions et musique classique contemporaine se succèdent presque logiquement. Tout est fluide, osons le dire : facile. L’Ensemble intercontemporain est comme à son habitude : parfait et le chef, Peter Rundel, impeccable.

Puis le rideau tombe et l’on retourne à la médiocrité du monde extérieur.

La peinture peut être mouvement, comme la danse (et la musique) peuvent dépasser l’instantanéité. Telle est la magie de l’art.

En tout cas, chapeau bas pour cet incroyable spectacle…