Si pâles « fashion weeks »… À propos du racisme dans la mode

Article publié dans le Huffington Post, le 22/08/13.

Un récent article du New York Times revient sur une controverse qui a lieu depuis plus de 20 ans : le manque cruel de diversité chez les mannequins dans les défilés haute couture. On parle ici de diversité en termes d’origine « ethnique » et de couleur de peau. Étant entendu que le canon esthétique de la femme très jeune, très grande et très mince est un autre sujet – quoique…

Cette polémique est occasionnellement réactivée mais il semble que rien ne change dans les faits, voire que l’on assiste aujourd’hui à un retour en arrière : pour le dire clairement, il n’y a que des « Blanches » dans les défilés durant les fashion weeks.

Pourquoi un tel conservatisme, qui confine au racisme, surprendrait-il, choquerait-il plus ici qu’ailleurs ? La mode est-elle vraiment un monde à part ? Le luxe est-il à ce point coupé du reste de la société ? Après tout, les tendances vestimentaires ne se nourrissent-elles pas de la rue, des médias, de la vie quotidienne, autrement dit de la pluralité des styles, et donc des individus ?

Ce serait oublier que, si le multiculturalisme est un argument de vente, les normes esthétiques occidentales restent la référence : il peut inspirer vêtements, bijoux et coiffures (« cette été, mesdames, la tendance est aux accessoires ethniques ! »), mais pas question de faire défiler des mannequins qui n’ont ni la peau claire, ni un visage European-like (pommettes hautes, traits fins, grands yeux, etc.). On se rappelle cette photo – qui a du reste fait scandale – d’un mannequin blanc « peint » en noir et idéalisant « la » femme africaine. Retour de l’orientalisme…

En ce sens, dans la mode (à l’instar d’autres champs comme le champ politique), le multiculturalisme est mythifié, parce que circonscrit, cadré, contrôlé. Il est le fruit d’un discours construit. Il n’a rien à voir avec le pluralisme des populations, de leurs physionomies, goûts, croyances ou traditions, qui, lui, est une réalité bien tangible, y compris dans les pays occidentaux !

En de nombreux points, non, la mode n’est pas un monde à part : c’est un secteur économique dirigé majoritairement par des hommes blancs et structuré par un fonctionnement ancien qu’il ne leur vient pas à l’idée de changer – comme il est dit dans l’article du New York Times : « It’s easier, we’re used to it ». C’est le problème des discriminations : « c’est comme ça », on y est tellement habitué qu’on ne voit pas le problème, par conséquent on ne lutte pas contre lui. Et ce, d’autant plus que la mode se considère comme exemplaire en matière de progressisme, d’ouverture sur le monde et sur l’art, « open-minded », voire… avant-gardiste ! Ce qu’elle est, du reste, à bien d’autres égards.

Mais alors, pourquoi ne se passe-t-il rien lorsque l’uniformité « ethnique » des mannequins est dénoncée, y compris dans les magazines de référence (souvent très au fait de certaines réalités) ? Est-ce parce que la prise de conscience ne se fait toujours pas ? Est-ce que les structures et les habitudes sont trop coûteuses à modifier ? Ou bien encore est-ce qu’il y a un refus délibéré de toute évolution (et donc un racisme conscient) ?

Certains couturiers/responsables de casting disent qu’ils ne trouvent pas de mannequin « non blanc », mais d’autres refusent d’embaucher une femme noire parce qu’ils y seraient obligés – ce à quoi on pourrait répondre : vous êtes bien obligés d’embaucher des femmes maigres… Se montrer citoyen, tolérant, prendre sa part à la lutte contre les discriminations et le racisme, surtout quand on a une aussi grande visibilité, est-ce réellement contraignant ? Est-ce vraiment si difficile ? Les couturiers, qui prétendent impulser le changement, ne pourraient-ils, justement, montrer l’exemple ? Il y a bien sûr un risque de catégorisation à parler de mannequins « blancs » et de mannequins « noirs », un risque de réduire des individus à une caractéristique immuable… et qu’ils n’ont pas choisie. Mais plus il y aura de diversité « ethnique » – et « raciale » comme disent les Américains -, plus les mannequins seront recrutés sur d’autres critères que leur couleur de peau. C’est le principe du seuil critique. Et cela ne peut se faire, au départ, que par des politiques de recrutement volontaristes.

Plus surprenant est un aveuglement d’une partie du monde de la mode à la diversité des acheteurs et acheteuses potentiels : après tout, le luxe est un « business mondialisé », alors pourquoi ne pas s’adresser à tou(te)s les client(e)s potentiel(le)s de part le monde ? Certains vont rétorquer que les riches de tous les pays veulent ressembler à des Occidentaux. Plus que jamais, sans doute, une telle certitude est sujette à débat !

Que les discriminations, dans la mode et ailleurs, soient actives ou passives, volontaires ou non, au final peu importe : ce qui compte, ce sont leurs effets. Autrement dit, d’une part, des milliers de mannequins ne trouvent pas de travail en raison de leur couleur de peau. D’autre part, la mode (ou plutôt une certaine mode), en donnant l’image que seules les femmes blanches ont le droit de porter des vêtements et des accessoires de luxe, participe de la perpétuation de la (prétention à la) domination occidentale (plus exactement d’un Occident blanc, donc lui aussi mythifié). La mode est politique, mais pas toujours dans le sens progressiste que certains de ses protagonistes semblent le penser.