Le féminisme mènera-t-il l’opposition à Trump ?

Les Women’s march, il y a presque un an, puis, à l’automne dernier, le scandale Weinstein et le mouvement #MeToo qui s’est ensuivi ont montré que le combat politique pour l’émancipation et l’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi contre le projet ultra-conservateur et masculiniste de la présidence Trump, prendrait corps dans la société civile. Pour quelle traduction électorale de ce féminisme ? 

En solidarité avec les femmes victimes de violences sexuelles et de harcèlement dans la politique, le cinéma, l’université, l’entreprise, et à l’initiative de Jackie Speier, membre démocrate de la Chambre des représentants pour la Californie, des élu.e.s démocrates (et républicain.e.s) sont invité.e.s à s’habiller en noir lors du discours sur l’état de l’union de Donald Trump, le 30 janvier prochain.

Après la cérémonie des Golden Globes, le 7 janvier dernier, la tenue noire sera donc peut-être une nouvelle fois de rigueur, cette fois devant un président mis en cause dans une dizaine d’agressions sexuelles et de viols, et alors que, depuis cet automne, plusieurs élus ont démissionné après des dénonciations pour des faits semblables.

Par ses déclarations sexistes et son iconographie (il est presque toujours entouré d’hommes blancs lors de la signature de décrets, par exemple), mais aussi par ses choix politiques, Trump incarne, de manière tout à fait délibérée et revendiquée, la défense d’un patriarcat blanc et d’une idéologie masculiniste. Ainsi, il supprime les subventions aux associations œuvrant pour l’information et l’accompagnement des femmes sur leur santé sexuelle (avortement, notamment), aux États-Unis et dans les pays du Sud ; il étend à toutes les entreprises la liberté de ne pas inclure la contraception dans l’assurance-santé de leurs employées ; il coupe les budgets de la culture, de l’éducation, de la santé et de l’aide à la personne (où se concentrent les emplois dits féminins) ; il ne prévoit rien pour les plus démunis dans sa grande réforme fiscale, alors que les femmes sont particulièrement touchées par la pauvreté, surtout dans les familles monoparentales, etc.

Or, nombreux sont les indices d’une solidarité et d’une sororité entre les femmes pouvant, un an après les gigantesques Women’s march qui ont marqué les esprits, devenir une véritable force d’opposition. Aux antipodes des affirmations d’actrices et écrivaines françaises qui, par souci de préserver leur entre soi, leurs privilèges de classe et leur domination sociale et culturelle sur les femmes plus vulnérables, nous valent l’incompréhension, voire les moqueries à l’étranger, le scandale Weinstein a, aux États-Unis tout particulièrement, relancé articles, reportages, couvertures de magazines, interviews, messages et photos sur les réseaux sociaux dénonçant l’action du président Trump.

La casquette rouge de l’Amérique patriarcale, « Make America Great Again », se heurte au bonnet rose, en forme de « pussy », et à la robe noire. Symbole contre symbole. Image contre image. Projet contre projet ?

LE GENRE, RESSORT DE L’ANTI-TRUMPISME

Le Washington Post nous apprend que Chelsea Manning est candidate à l’investiture démocrate pour un poste de sénatrice du Maryland, en vue des prochaines midterms (élections intermédiaires), qui se tiendront en novembre, et qui constitueront le premier grand test pour le président. Si elle était choisie, elle constituerait un symbole supplémentaire du combat politique contre Trump, tout en lui donnant un tour concret.

Condamnée à 35 ans de prison pour avoir, lorsqu’elle était analyste des services secrets de l’armée en Irak, fait parvenir à WikiLeaks plus de 700 000 documents classifiés ou sensibles faisant état de meurtres de civils, dont des enfants et des journalistes, par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan, Chelsea – baptisée à l’époque Bradley et qui a bénéficié d’un traitement hormonal en détention pour devenir une femme aux yeux de l’administration – a été graciée par Barack Obama en janvier 2017. Au grand dam de Trump dont la décision – rendue juridiquement caduque depuis – d’interdire les transgenres dans l’armée découle sans nul doute en grande partie du cas de Chelsea Manning.

En dans Vogue, en septembre 2017, cette dernière affichait et revendiquait sa joie et sa fierté d’être enfin « elle-même ». L’identité corporelle et genrée choisie est une forme de résistance ; en cela, Manning est une icône anti-Trump, une affirmation de l’émancipation et de la liberté, au sens politique le plus littéral. Il y a plus : sa double libération (de prison et d’un corps d’homme qui n’était pas le sien) incarne une expérience politique collective dans l’Amérique ultra-conservatrice, nostalgique d’un patriarcat devenu obsolète.

Elle donne aujourd’hui des conférences, écrit des tribunes dans la presse sur la liberté de penser, les droits des transgenres et la sécurité informatique. Elle prône l’avènement d’un mouvement de terrain pour prolonger l’action d’Obama. Elle incarne la femme libre. Si elle était candidate au Sénat, et plus encore si elle l’emportait, la boucle serait bouclée.

Il reste à traduire politiquement cette révolte, dont le genre est un ressort majeur. L’an dernier, plusieurs élues s’étaient vêtues non pas de noir, mais de blanc pour le premier discours du nouveau président devant le Congrès, en hommage aux Suffragettes et en soutien au Planned Parenthood (Planning familial), à l’Obamacare, à l’égalité salariale, etc. Cette année, Tarana Burke, la créatrice de #MeToo, il y a 10 ans, est invitée à se joindre aux élu.es. Or, Tarana Burke est une militante africaine-américaine et ce n’est pas sans importance : l’enjeu est bel et bien celui de la jonction des luttes.

LA NÉCESSAIRE AGRÉGATION DES LUTTES

Se pose en effet la question, pour les militant.e.s de gauche étasuniens et pour les sympathisant.e.s démocrates, de regrouper leurs causes et leurs forces, afin de mettre sur pied à la fois un lobbying efficace contre les mesures du pouvoir en place, et pour reconquérir la Chambre, le Sénat et/ou des assemblées locales. Il leur faut passer d’un « non » à un « oui », comme l’explique Naomi Klein dans son dernier livre, de l’opposition à l’action. L’élection de Trump apparaît donc autant un défi qu’une opportunité. Un contre-projet politique passera nécessairement, contre la stratégie du clivage de Trump, par un discours et une ambition de cohésion nationale, et donc par des entreprises de mobilisation qui éviteront divisions et rivalités militantes.

C’est une chose possible, qui émerge peu à peu. Certains défenseurs de l’environnement qui ont manifesté pour le 100e jour de l’arrivée au pouvoir de Trump expliquaient ainsi que le changement climatique posait, de manière conjointe, des enjeux de justice socio-économique, genrée et « raciale ». Autre exemple, ce sont les femmes les plus défavorisées qui pâtissent le plus de la limitation de l’accès à l’avortement et à la contraception.

Articuler toutes les luttes, toutes les revendications d’émancipation est un projet de transformation en profondeur des rapports sociaux et des structures sociales, comme le rappelait Raewyn Connell.

C’est pourquoi le parti démocrate doit (de nouveau ?) proposer un projet d’émancipation qui prenne en compte l’ensemble des revendications de son électorat. Il lui faut pour cela tourner la page Hillary Clinton, dont la proximité avec le néolibéralisme avait été beaucoup fustigée, y compris dans sa défense des droits des femmes. La philosophe Nancy Fraser, par exemple, avait dénoncé le « féminisme blanc des classes supérieures » de Clinton, alors que le camp démocrate a été confronté à un taux record d’abstention en novembre 2016. Aujourd’hui, l’absence de leader incontesté.e, qui lance les spéculations sur une possible candidature d’Oprah Winfrey, figure néolibérale s’il en est, et (comme Trump) produit des médias de divertissement, montre qu’il n’est pas prêt.

Le, ou plutôt les, féminisme(s) pourrai(en)t être le point de départ de la reconquête politique du pays, et devenir une véritable force intégratrice en fédérant les militantismes des LGBT, les défenseurs de l’environnement, les héritiers d’« Occupy Wall Street », les mouvements anti-racistes comme « Black Lives Matter », mais aussi ceux portant d’autres revendications comme l’opposition au libre port d’armes – lequel procède d’ailleurs d’une logique masculiniste. Articuler toutes les luttes, toutes les revendications d’émancipation est un projet de transformation en profondeur des rapports sociaux et des structures sociales, comme le rappelait Raewyn Connell dans son ouvrage célèbre, Masculinities.

Les nouvelles générations de gauche, qui ont été sensibles au programme de Bernie Sanders ou de l’écologiste Jill Stein, doivent être mobilisées pour construire un « féminisme programmatique ». Par leur vision de la société américaine, le pluralisme de leurs parcours et de leurs origines, ainsi que leurs répertoires et logiques d’action, elles sont des ressources incontournables. Le parti démocrate affirme qu’il bénéficie, depuis l’élection de Trump, de nouvelles adhésions et d’un nombre croissant de femmes aspirant à des fonctions politiques. Et, comme le note Naomi Klein, « partout on conspire pour abattre Trump. Mais il n’est plus question d’asseoir sur le trône un quelconque messie de gauche investi d’une confiance aveugle. Les temps changent, ce sont désormais les groupes et les mouvements qui élaborent les principes et les mesures politiques, que les candidats devront cautionner s’ils veulent qu’on les soutienne. » Une opportunité, donc.

© Photos : Wikimedia Commons et Marie-Cécile Naves