Donald Trump laisse sa marque

Autour des ouvrages :

Philippe Corbé, Trumpitudes et turpitudes. Un carnage américain, Paris, Grasset, 2018, 352 p.

Naomi Klein, Dire non ne suffit pas. Contre la stratégie du choc de Trump, Arles, Actes Sud, 2017, 306 p.

Michael Wolff, Le Feu et la fureur. Trump à la Maison blanche, Paris, Robert Laffont, 2018, 370 p.

Depuis son arrivée à la Maison-Blanche, les mêmes interrogations demeurent à propos de Donald Trump : était-il préparé ? Est-il en pleine possession de ses moyens intellectuels ? A-t-il une stratégie ? Sa série, quotidienne et frénétique, de tweets est-elle une suite de mini-discours performatifs ? Que faut-il retenir, in fine, dans la présidence Trump ?

Nous avons choisi trois livres pour tenter de approfondir ces réflexions. L’activiste et journaliste Naomi Klein poursuit, avec Dire non ne suffit pas. Contre la stratégie du choc de Trump, son travail critique sur le néolibéralisme et la fragilisation des démocraties. Le journaliste et correspondant de RTL aux États-Unis, Philippe Corbé, propose, dans Trumpitudes et turpitudes. Un carnage américain, un journal de bord d’un an, illustré par des citations et des tweets du président. Enfin, le journaliste Michael Wolff rend compte, dans Le Feu et la fureur. Trump à la Maison blanche, de son immersion dans la West Wing (l’aile Ouest), le cœur du pouvoir exécutif à Washington.

Les trois auteurs s’accordent à dire que l’élection de Donald Trump a occasionné un moment de sidération. Or, et c’est sans doute le plus surprenant, celle-ci n’est pas retombée depuis. Pour l’instant, la démocratie résiste d’autant plus à ses « trumpitudes » que le 45président des États-Unis n’a pas de programme cohérent et que beaucoup de ses promesses ont été abandonnées ou retardées – le mur le long de la frontière mexicaine et l’expulsion de 11 millions de clandestins en sont les meilleurs exemples – faute d’accord avec un Congrès cependant à majorité républicaine.

Un projet politique identitaire

En revanche – et c’est très différent –, D. Trump a un projet de société. Ce projet est celui d’une Amérique nostalgique, blanche, patriarcale, fermée sur elle-même, quasi autosuffisante, et combative. Il s’agit d’une vision mythifiée, idéalisée du pays, qui ne correspond pas aux réalités démographiques, géopolitiques, économiques des États-Unis du XXIesiècle. Cependant, ce storytelling de l’identité a fait le succès de D. Trump auprès d’une partie des classes populaires qui n’ont pas bénéficié des fruits de la reprise économique et qui rejettent pêle-mêle le multiculturalisme, le féminisme, les élites médiatiques, politiques et économiques, tous jugés responsables de leur déclassement social et culturel.

Ce projet a permis à D. Trump de séduire une partie des électeurs américains blancs qui se sentent oubliés et méprisés. Comme l’écrit P. Corbet, D. Trump « a su parler et être écouté de ceux qui pensaient qu’on ne les entendait plus » (p. 11). Il a réussi, par ailleurs, à ne pas s’aliéner l’électorat républicain traditionnel – hommes et femmes – issu des catégories sociales supérieures et des évangélistes. D. Trump, pour P. Corbé, n’est pas un idéologue, mais un opportuniste. M. Wolff raconte, pour sa part, qu’à la question « qui sont les white trash » ? – littéralement « les « ploucs » blancs –, D. Trump aurait répondu : « Ce sont des gens qui sont tout simplement comme moi. La différence, c’est qu’ils sont pauvres. » (p. 35).

De fait, une fois élu, le président a abandonné la promesse de lutter contre les inégalités socio-économiques. Il n’est aucunement devenu le président des « faibles » ou des « oubliés ». En cela, il a fait sien l’agenda du parti républicain, en particulier son projet de grande réforme fiscale. Néanmoins, D. Trump continue de miser sur le récit de l’identité perdue de l’Amérique. Les affects, les émotions ont un rôle immense à cet égard. Si le vote et l’adhésion politique n’obéissent pas qu’à des logiques rationnelles ou partisanes, D. Trump a su, plus habilement que d’autres, jouer sur les peurs, le ressentiment, les frustrations, mais aussi les aspirations d’une population qui avait été négligée par le parti démocrate. Au moment d’annoncer que les États-Unis entendaient sortir de l’Accord de Paris sur le climat, il a ainsi eu cette phrase : « J’ai été élu pour représenter les citoyens de Pittsburgh, pas Paris ». Mais le but de la dérégulation environnementale n’est-il pas aussi d’offrir plus de libertés aux grandes entreprises ?

C’est ce qui fait dire à N. Klein que la victoire de D. Trump, malgré l’effet de surprise, est finalement logique, car elle s’inscrit dans un temps long. Le projet du président concentre, selon elle, plusieurs tendances de fond : le poids croissant de l’argent en politique – en particulier aux États-Unis, où les lobbies sont très puissants et où les dons des entreprises aux candidats peuvent être quasi illimités –, le « néolibéralisme imposé à l’échelle mondiale » et le libre-échange maximum au mépris de l’environnement. D. Trump s’efforce, pour N. Klein, d’imposer une « stratégie du choc » (p. 8) dans son pays, qui prend la forme d’une « guerre totale contre la sphère publique et l’intérêt général », d’une « déconstruction de l’État régulateur » (p. 11) et de l’État-providence, au profit du pouvoir sans limites des grandes entreprises, monde dont il est issu et dans lequel il gravite encore. Il s’est, du reste, entouré de milliardaires pour gouverner. Le but ultime, écrit N. Klein, est de fragiliser la démocratie au profit d’intérêts particuliers.

Pour faire accepter cette trahison auprès des classes moyennes et populaires, D. Trump divise autant que possible la société états-unienne – les Blancs contre les minorités, les immigrés mexicains et les musulmans contre les « vrais » Américains, les droits et le travail des femmes contre ceux des hommes, etc. – et se sert des codes du divertissement et de la télé-réalité pour communiquer avec ses électeurs : désignation de « losers », provocations, insultes, formules incantatoires, répétition du slogan « Make America Great Again », etc.

Pour M. Wolff, cependant, l’hypothèse d’une stratégie cohérente de D. Trump est mise à mal par le fait que son entourage à la Maison-Blanche est constitué de trois clans rivaux, aux visions divergentes. À celui des ethnonationalistes et protectionnistes s’ajoutent celui des républicains traditionnels, de moins en moins nombreux désormais, et celui les proches, c’est-à-dire Ivanka Trump et Jared Kushner, surnommés « Javanka » par Steve Bannon ou encore « les démocrates » ou les « New Yorkais » par leurs adversaires, bien qu’ils soient peu progressistes. La Maison-Blanche subirait, en outre, de graves dysfonctionnements, ce dont témoigne notamment le turnover important des collaborateurs.

Sur certains sujets, le temps long et le travail institutionnel ont découragé un président peu enclin à se plonger dans la complexité des dossiers, d’autant que la Constitution et la loi constituent des garde-fous contre certaines de ses promesses et qu’il doit respecter des règles communes au niveau international (Organisation mondiale du commerce [OMC], Organisation du traité de l’Atlantique Nord [OTAN], etc.). « Jamais je n’aurais pensé que ce serait si compliqué », répète-t-il ainsi depuis son élection, regrettant sa vie « d’avant » lorsque, en tant que chef d’entreprise, il pouvait prendre des décisions unilatérales et radicales. L’impréparation, voire l’incompétence, du président saute aux yeux selon M. Wolff, qui estime que D. Trump ne voulait pas être élu, mais aller jusqu’au bout de la campagne pour promouvoir sa « marque » et continuer à s’enrichir. Il aurait été le premier surpris de l’emporter, au soir du 8 novembre 2016, mais cette victoire est également une aubaine, comme l’écrit N. Klein.

Une personnalité et une « marque » avant tout

L’auteur de Fire and Fury décrit le président comme un homme vulgaire et « semi-analphabète ». Ses collaborateurs eux-mêmes le qualifieraient de stupide : Trump ne lit pas, explique Wolff, les rapports et les livres l’ennuient. Il serait incapable de se concentrer plus de quelques minutes. Il est, en revanche, « drogué » de télévision, ou du moins de ses chaînes et programmes favoris – ceux qui vont dans son sens et soutiennent son action. Les journées du président seraient courtes et consacrées essentiellement à recevoir des flagorneurs. D. Trump est présenté par les trois auteurs comme une personne narcissique. Il est aussi « d’humeur changeante, égoïste, égocentrique » (p. 173), écrit M. Wolff. P. Corbet rappelle, pour sa part, les nombreux moments où le président se définit par les superlatifs les plus élogieux. Après que des rumeurs avaient laissé entendre que son secrétaire d’État de l’époque, Rex Tillerson, l’avait qualifié d’« idiot » en privé, D. Trump avait répliqué qu’il était un « génie très équilibré ». Dans une série de tweets, rappelés par P. Corbet, il argumentait ainsi : « En fait, tout au long de ma vie, mes deux principaux atouts ont été la stabilité mentale et le fait d’être vraiment intelligent […] Je suis passé du statut d’homme d’affaire ayant BEAUCOUP de succès à celui de star de télévision », ajoutant qu’en réalité, il n’était « pas intelligent mais génial ».

Ce narcissisme et cette haute opinion de lui-même l’incitent régulièrement à prendre des libertés avec les faits, que ses collaborateurs doivent relayer. Ainsi, à propos de son investiture, en 2017, qui a rassemblé beaucoup moins de monde que celle de Barack Obama en 2009 : « c’est la plus grande foule à avoir jamais assisté à une investiture, point final, à la fois en personne et à travers le monde », a avancé le porte-parole de la Maison-Blanche, Sean Spicer. L’insulte est un autre procédé, contre ses adversaires ou ses ennemis, comme Kim Jong-Un, qualifié de « petit homme-fusée » en référence à ses essais nucléaires, ou encore de « petit gros ». Les journalistes en font aussi souvent les frais, notamment lorsqu’il s’agit de femmes qui le mettent en difficulté.

Pur produit du capitalisme et de l’industrie du divertissement, intéressé avant tout par son accomplissement personnel, sa notoriété et le maintien de sa richesse, D. Trump a souhaité faire de sa candidature, puis de sa présidence un moyen de consolider son business et celui de ses proches. D. Trump, écrit N. Klein, est « la figure de proue d’un empire construit sur sa“marque personnelle”, une marque qui, avec celle de sa fille Ivanka, a déjà profité de la fusion de l’homme et du président d’innombrables façons » (p. 11). Les Trump sont de « méga marques humaines », résultat d’une évolution dans le monde des affaires, qui est que « les entreprises doivent d’abord fabriquer des marques, pas des produits » (p. 33). De fait, la présidence Trump est aussi bâtie sur un storytelling personnel, à coup d’escroqueries successives – la fausse « Université Trump » et ses faux diplômes, par exemple – et d’un sentiment d’impunité – son attitude dans l’enquête du procureur Robert Mueller et face aux accusations de viol et de harcèlement sexuel l’illustre.

De la même façon que l’on entre dans l’univers d’une grande marque, on entre dans l’univers de D. Trump, explique N. Klein. « D’abord, trouver une idée abstraite ou une (image de) marque qui personnifie l’entreprise. S’en servir pour entrer en contact avec les consommateurs qui partagent ces valeurs » (p. 34). C’est une marque-style de vie, « marketée ». De l’immobilier aux casinos, aux hôtels et aux golfs en passant par la télé-réalité, et finalement jusqu’à la politique, D. Trump met son nom partout, en gros, parfois en immenses lettres dorées. Même la casquette rouge de sa campagne est un produit dérivé. Il s’agit de « reprendre le message, encore et encore ». Le message, ce sont plusieurs slogans matraqués : « Make America Great Again » – ou « MAGA » –, « America First ». Et lorsqu’il peut profiter de sa fonction pour faire de la publicité au business de sa fille, aux frais du contribuable, le président ne s’en prive pas.

What’s next ?

Pour M. Wolff, et c’est le but de son livre, il importe de faire définitivement tomber le masque du président et de mettre au jour son imposture. Le journaliste estime que les mois de D. Trump à la Maison-Blanche sont comptés, soit du fait d’une procédure d’impeachment ou de sa menace qui le ferait démissionner, soit du fait de l’enquête du procureur spécial R. Mueller sur la campagne de 2016 et les liens de son équipe avec la Russie. Il est vrai que l’étau se resserre autour du président. M. Wolff semble convaincu de la victoire des démocrates aux élections de mi-mandat de novembre 2018. Pour lui, quoi qu’il arrive, les républicains finiront par être contraints de « lâcher » le président. L’enquête de R. Mueller est son épée de Damoclès. Elle le rend nerveux, ainsi que ses proches. N. Klein, de son côté, invite les adversaires du projet de D. Trump à dépasser la « stratégie du choc » et du chaos imposée par le président et à organiser la riposte. Cela passe par « produire un autre récit », qui serait une « vision du monde forte et attractive », optimiste, émancipatrice, fondée sur la suppression des inégalités quelles qu’elles soient et sur la cohésion nationale. Se pose en effet la question, pour les militants de gauche états-uniens et pour les sympathisants démocrates, de regrouper leurs causes et leurs forces, afin de mettre sur pied à la fois un lobbying efficace contre les mesures du pouvoir en place, et une reconquête de la Chambre, du Sénat et/ou des assemblées locales. C’est une chose possible, qui émerge peu à peu. Certains défenseurs de l’environnement qui ont manifesté à l’occasion du centième jour de l’arrivée au pouvoir de D. Trump expliquaient ainsi que le changement climatique posait, de manière conjointe, des enjeux de justice socio-économique, genrée et « raciale ». Un autre exemple est celui des femmes les plus défavorisées qui pâtissent le plus de la limitation de l’accès à l’avortement et à la contraception. Il leur faut passer de l’opposition à l’action. Dans ce contexte, l’élection de D. Trump apparaît autant comme un défi qu’une opportunité.

P. Corbet rappelle qu’il faut néanmoins continuer de prendre D. Trump au sérieux : « ceux qui ont cru que ses mots allaient le perdre ont perdu, ceux qui pensaient sur ce n’était que du bruit n’ont rien entendu, ceux qui ne l’écoutent plus risquent d’être encore plus surpris » (p. 11). Pour le journaliste, le pouvoir de D. Trump, qui pourrait bien être réélu en 2020, « ce sont les mots » (p. 11). Ils racontent une certaine Amérique, l’ambition d’une nation fermée, clivée et sensible aux sirènes autoritaires. Cette ambition ne nous est pas si étrangère de ce côté-ci de l’Atlantique, comme le montrent, les uns après les autres depuis trois ans, les résultats électoraux dans les pays européens.

 Article publié dans la « Revue Internationale et Stratégique » (vol. 2, n° 110, 2018)