Comment Jennifer Lopez est devenue un role model

Interview pour le magazine "Cheek", le 8/10/19

J’ai accordé une interview à « Cheek » sur l’Amérique de Jennifer Lopez. Le parcours de Jenny from the block est une « success story » comme seuls les États-Unis savent en produire. Décryptage par la journaliste Myriam Levain.

Au cas où l’on ait commis l’erreur de penser que JLo appartenait au passé, l’année 2019 est en train de nous prouver le contraire. Sa tournée mondiale It’s My Party a rempli les salles, d’Orlando à Chicago, en passant par Tel Aviv et Antalya. Comme le nom de ce tour l’indiquait, elle a fêté ses 50 ans en grande pompe le 24 juillet à Miami (where else?), entre deux dates. Non contente d’avoir alimenté tout l’été la presse et les réseaux sociaux qui semblaient voir une quinquagénaire sexy pour la première fois de leur vie, Jennifer Lopez en a remis une couche lors de la Fashion week de Milan en septembre, en défilant pour Versace dans un remake de la robe culte qu’elle portait en 2000 lors de la cérémonie des Grammy Awards. Rebelote: admiration pour ce corps toujours si jeune. Mais aussi crispation face à la pression que crée ce genre d’image en alimentant l’idée que le vieillissement des femmes ne doive surtout pas se voir.

Les détrac·teur·trice·s de la beauté bodybuildée lopézienne n’en ont pas terminé puisqu’elle est à l’affiche de Queens, en salles le 16 octobre, où elle joue une stripteaseuse à la tête d’un réseau féminin dont l’objectif est de dépouiller de riches clients, qui ressortiront plus à poil que celles qu’ils étaient venus mater.  JLo alias Ramona fait une entrée dans l’intrigue digne d’un de ses clips: quasiment nue, elle exécute un numéro de pole dance d’une lascivité rare avant de se vautrer dans les dollars qui jonchent le sol et de se blottir dans un manteau de fourrure XXL. Ses créoles sont gravées à son prénom: une inspiration que la réalisatrice Lorene Scafaria n’est pas allée chercher bien loin puisqu’elle a écrit le rôle pour Jennifer Lopez, bien que le scénario soit tiré d’une histoire vraie.

Constance Wu and Jennifer Lopez queens © Metropolitan FilmExport

 Queens © Metropolitan FilmExport

Un pari pour la principale intéressée qui confesse elle-même avoir été terrorisée par cette scène d’ouverture. Dans Variety, dont elle a fait la couverture en septembre dernier, elle raconte: “Je me suis sentie exposée. Je me suis dit, je n’ai jamais rien fait de pareil. Je vais être là-haut dans un p** de string ficelle. Qu’est-ce que c’est que ça? Qui est cette personne? Et puis, tu te retrouves là haut, et tu dois avoir une p** d’attitude confiante. Tu dois être audacieuse (…) Ces femmes sont dures, endurantes, vulnérables et abîmées. C’est un personnage formidable à jouer.”

Si elle s’étonne elle-même de danser en string l’année de ses 50 ans, on pouvait pourtant difficilement mieux résumer JLo que dans ce concentré de danse, de fric, et d’hommage aux courbes qui ont fait sa célébrité. Alors qu’aujourd’hui, on lui reproche de créer une pression sur les femmes en défilant dévêtue, celle qu’on a surnommée The Butt a pourtant pulvérisé les normes de beauté androgynes des années 90 et imposé à ses débuts un corps généreux, avec seins, fesses et cuisses inclus. Un corps dans lequel tout l’hémisphère sud de la planète pouvait enfin se projeter, ouvrant la voie à une Beyoncé, une Nicki Minaj ou une Cardi B, une de ses héritières directes puisque cette dernière, également à l’affiche de Queens, fait aussi partie de la minorité hispanique des États-Unis.

Une icône latina

En effet, Jennifer Lopez n’a jamais cherché à cacher son héritage de fille d’immigrés portoricains ayant grandi dans le Bronx, à une époque où c’était loin d’être une fierté. Le père de ses enfants -qu’elle a eus à presque 40 ans, ouvrant là aussi la voie à un modèle moins classique- est Marc Anthony, lui-même d’origine portoricaine. Et elle s’apprête à épouser la superstar du baseball Alex Rodriguez, d’origine dominicaine. Chez Jennifer Lopez, l’Amérique latine n’est jamais très loin, et elle en a d’ailleurs fait une force pour s’imposer sur le marché latino tout en étant née aux États-Unis.

Déjà, dans les extraits de son premier album sorti en 1999, on trouve des sonorités latines, encore à leurs balbutiements, et même des titres en espagnol. Ce disque est un succès immédiat qui lui permet d’imposer son univers. “Le son n’était pas nouveau, mais excellent, un mélange de sons latins, de pop et de r’n’b bien produit (par Puff Daddy), qui a très bien vieilli, analyse Violaine Schütz, journaliste free lance (Jalouse, Elle, Tsugi). Il y avait pas mal de tubes dessus à commencer par le très réussi If you had my love. Par contre, sa voix très sexy et ses paroles avaient vraiment quelque chose en plus, tout comme ses clips qui faisaient exploser son sex appeal, ses formes et son regard perçant.”

À l’écran, elle avait immédiatement annoncé la couleur puisque son premier grand rôle au cinéma fut celui de Selena, une légende de la pop tex mex, assassinée en 1995 à 23 ans, juste après avoir obtenu son premier Grammy. En incarnant la chanteuse mexicaine, JLo envoyait dès 1997 le signal qu’elle revendiquait son héritage latino, ce qu’elle ne cessera de faire au fil de ses chansons et de ses films; le personnage new-yorkais de Ramona dans Queens étant sans doute la plus grande mise en abyme de sa propre trajectoire. Parmi les multiples clins d’œil du film, impossible de ne pas relever la scène où son personnage arbore un hoodie Juicy, celui-là même que JLo portait en 2001 dans le clip de I’m Real, qui a lancé la marque et dont elle a rappelé l’histoire dans un post Instagram l’année dernière.

Une incarnation du rêve américain

L’autre parallèle évident avec la protagoniste de Queens est l’amour que porte Jennifer Lopez à la danse, qui lui a fait connaître des années de galère, mais qui l’a aussi menée sur le chemin de la gloire. Dans le magazine W, elle racontait en 2013 comment elle avait rompu avec ses parents à 18 ans pour se lancer dans cette carrière incertaine, et avait même connu des moments difficiles où elle dormait dans son studio de danse. C’est sa participation à l’émission In Living Color qui lui permettra de démarrer comme danseuse un peu plus tard, tout en faisant de la figuration sur des clips comme That’s The Way Love Goes de Janet Jackson.

Elle évoque In Living Color dans son morceau culte Jenny From The Block qui rappelle au monde entier que le chemin n’a pas été facile pour la jeune femme du Bronx, qui a percé dans un monde masculin dominé par la culture hip hop qui est celui de son adolescence et dont elle a d’ailleurs gardé une partie des codes. Son côté touche-à-tout aurait pu l’handicaper, il a décuplé son succès. “On ne peut souvent pas être à la fois actrice et chanteuse mais JLo y est arrivée tout de suite dans U-Turn d’Oliver Stone, poursuit Violaine Schütz. Ce qui est sûr, c’est que la puissance de ses clips doit beaucoup à son charisme d’actrice. Le fait qu’elle sache bouger l’a également beaucoup aidée, comme cela a aidé à propulser Madonna et Beyoncé.”

 

La danse reste son premier amour, et elle ne cesse de nous le rappeler. Le clip de I’m Glad la met en scène en héroïne de Flashdance, laquelle est elle-même issue de la working class travaillant comme soudeuse et danseuse dans des bars glauques. On l’a compris, Jennifer Lopez a bossé pour y arriver et son discours n’est autre que celui du rêve américain dans ce qu’il a de plus classique. À cela près qu’elle est une femme, hispanique qui plus est. “Jennifer Lopez, c’est la success story à l’américaine, confirme Marie-Cécile Naves, auteure de Géopolitique des États-Unis. C’est une précurseuse, elle a ouvert la voie, d’autant que dans les années 80-90, il y avait plus de discrimination qu’au sein des nouvelles générations ayant grandi dans une société multiculturelle, où les canaux d’expression sont nombreux grâce à Internet et facilitent l’émergence d’autres modèles.”

Ses héritières s’appellent Eva Longoria, Becky G et Selena Gomez -dont les parents étaient fans de la chanteuse Selena, la boucle est bouclée. Pour cette génération de latinas, rien n’aurait été possible sans les pionnières telles que Gloria Estefan ou Jennifer Lopez, qui ont toujours revendiqué à la fois leur double culture et un modèle d’indépendance au féminin. Un thème qui revient dans sa promo de Queens, dont elle a fait une ode à la sororité et au travail entre femmes, qu’elle avoue avoir rarement connu du haut de ses 50 ans. Et le retour de la mode des années 2000 devrait terminer de rendre à JLo ce qui appartient à JLo, en témoigne le buzz planétaire de sa robe Versace le mois dernier. “Cela a été immédiat, elle est tellement iconique que personne ne l’a oubliée, commente Pascal Monfort, à la tête du cabinet de conseil REC spécialisé en marketing des tendances. Ce qui aurait pu être un four est un conte de fée de communication réalisé par Donatella Versace. Aucun bureau de tendances n’aurait pu orchestrer ça.”

Étonnant quand on sait que Jennifer Lopez n’a jamais été une référence mode. Trop curvy, trop bling, trop tout. “Elle incarne un type de mode qui n’est ni conceptuel, ni avant-gardiste, résume Pascal Monfort. Mais elle provoque une réaction instinctive et immédiate: tu la trouves sexy ou pas, que tu sois un homme ou une femme. JLo renvoie à une époque où on avait envie de voir de la peau douce, brillante et bronzée. À la fin des années 90, tu choisissais ton camp entre le porno chic et le minimalisme. Tu étais soit Gucci/Versace soit Prada/Helmut Lang.”

Et si Jennifer Lopez n’avait jamais autant collé à son époque que maintenant? Maintenant que Kim Kardashian et Rihanna ont redéfini les normes de beauté, que les femmes revendiquent une visibilité une fois la quarantaine passée, et maintenant que les États-Unis deviennent un pays hispanophone.

Il l’est déjà sur nos écrans, et le SuperBowl l’a bien compris: l’affiche 2020 vient d’être annoncée. Lors du concert le plus vu à la télévision dans le monde, Jennifer Lopez partagera le micro avec Shakira. L’Amérique de Trump tremble déjà.