Présidentielle américaine : « des raisons d’espérer »

Interview dans "La Croix", le 5.11.2020

L’élection a fortement mobilisé et mis en évidence une société américaine divisée, vis-à-vis de laquelle Joe Biden, s’il est élu, aura à exercer « un leadership de bienveillance », estime Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’IRIS. Interview dans « La Croix » par Pierre Cochez, le 5 novembre 2020.

La Croix : Que retenez-vous de cette élection américaine ?

Marie-Cécile Naves : L’immense mobilisation électorale durant cette élection est un fait majeur. On l’attendait en ce qui concerne les électeurs de Joe Biden. C’était l’inconnue chez ceux de Donald Trump. Le président actuel rassemble, à ce stade, et cela va augmenter, quatre millions de votes de plus qu’en 2016. Il y a donc un important vote anti Trump, mais aussi un vote d’adhésion à Trump.

Cette participation est un espoir pour une démocratie mise à mal pendant quatre ans, mais qui a tenu. Elle va continuer à tenir. Cette élection est une revanche du politique. Mais, ce n’est pas forcément le chemin pour une société plus tolérante. Elle aura montré que des dizaines de millions d’Américains sont séduits par un projet d’extrême droite, néofasciste.

Quelles leçons en tirez-vous sur la société américaine ?

M-C. N : Je serais prudente sur l’interprétation sociologique de cette élection à partir des sondages à la sortie des urnes. Ils ne prennent pas assez en compte les votants par correspondance, massifs cette année. Je retiendrais, tout de même, qu’il n’y a pas un unique vote latino, mais des votes latinos en fonction du sexe, de l’origine, du niveau de revenus ou du territoire de vie. Ce sera un enjeu majeur à l’avenir, étant donné le poids démographique croissant de cette population.

Ensuite, je fais le constat, comme aux élections précédentes, d’une société divisée entre un vote des grandes villes et des banlieues, démocrate, et un vote rural, républicain, entre un vote des côtes, démocrate, et celui de l’intérieur, républicain. Si les résultats en faveur de Biden se confirment dans la « Rust belt », cela aura montré que l’électorat populaire ne se détourne pas des Démocrates. Dans l’électorat féminin, le choix d’une colistière par Biden a pu jouer. Kamala Harris est le symbole d’une Amérique qui se transforme.

De l’autre côté, les électeurs de Trump ont voté pour lui en connaissance de cause. Ils ont pu l’observer pendant quatre ans et adhèrent à son projet et à sa personne. Le trumpisme a vraiment imprégné la société américaine. C’est une Amérique qui a peur de disparaître d’un point de vue démographique, culturel, qui redoute que ses privilèges soient remis en question.

En quoi la personnalité de Biden pourrait-elle aider à réparer l’Amérique ?

M-C. N : L’histoire personnelle de Biden, avec ses drames, me paraît rejoindre sa promesse d’un leadership de bienveillance, de solidarité. Son récit personnel est en phase avec son récit politique. Il a voulu se faire élire sur une image de protection, de sécurité. C’est une dynamique opposée à celle de son adversaire.

Il veut conforter l’Obamacare, prendre soin des plus faibles, surtout pendant cette période d’épidémie de covid. Il appelle à la bienveillance. Sa première prise de parole après le vote a été révélatrice. Il a assuré qu’il serait le président de tous les Américains. Il a appelé à l’unité.

Comment envisagez-vous la suite ?

M-C. N : Les procédures juridiques vont être respectées concernant l’examen des votes. Donald Trump dit qu’il va saisir la Cour suprême, mais cela ne peut être le résultat que d’un long processus. C’est le dernier recours, et la Cour suprême n’est pas obligée d’accepter de se saisir des contestations. Les débordements dans les rues, pour l’instant, sont limités.

Si Joe Biden est élu, il ne pourra tout résoudre seul. Notamment, il lui sera difficile de gouverner si le Sénat demeure républicain. L’une de ses premières décisions sera de revenir dans l’Accord de Paris sur le climat, et d’une manière générale de s’engager à nouveau dans le multilatéralisme. Bref, il s’appliquera à restaurer la confiance avec ses partenaires étrangers.

Pour une suite plus lointaine, je vois dans cette société américaine, que j’observe depuis vingt ans, des raisons d’espérer. L’engagement de la jeunesse pour la réinvention d’un universel plus inclusif est intéressant, celui contre le racisme et le féminisme notamment. Mais, bien sûr, les inégalités ne cessent de se creuser. L’Amérique nous en dit aussi beaucoup sur nous-mêmes.

(1) « La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir », octobre 2020, 320 p., 18,50 €. Calmann-Lévy