Interview sur « La démocratie féministe »

Interview pour la newsletter "Women Today", le 31.01.21

Interview sur mon dernier ouvrage, « La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir », pour la newsletter « Women Today », diffusée le 31 janvier 2021.

Women Today : Bonjour Marie-Cécile Naves, Vous êtes Politologue, spécialiste des États-Unis, Directrice de recherche à l’IRIS où vous dirigez l’Observatoire Genre et Géopolitique et récemment vous avez publié « La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir ». Avant de nous présenter ce nouveau modèle de société, pourrions-nous revenir brièvement sur le concept de genre qui est essentiel à la bonne compréhension de cette réinvention du pouvoir ?

Marie-Cécile Naves : Le genre, c’est à la fois un concept, un champ de recherches et un outil d’analyse du réel. Il est encore peu mobilisé par la décision politique. La réflexion comme l’action publique en pâtissent. Or, d’une part, les droits des femmes, ceux des LGBTI, les violences sexuelles et sexistes, les questions relatives au corps, à la sexualité, aux rapports sociaux de sexe, quelle que soit l’aire géographique, deviennent des préoccupations incontournables. D’autre part, l’ensemble des items de l’agenda (éducation, emploi, santé, environnement, culture, sport, etc.) gagnent à être appréhendés grâce aux études de genre, en les croisant avec d’autres approches, pour que notre compréhension du réel, dans sa complexité, s’enrichisse. Prendre en compte la dimension genrée des sujets de l’agenda a un intérêt politique et prospectif si l’on veut lever des angles morts et nourrir efficacement l’action publique. Lorsque les objectifs politiques sont gender-neutral, c’est le masculin, dans ses représentations dominantes, stéréotypées, qui est favorisé.

La pandémie a renforcé l’urgence d’appréhender la société à partir d’une perspective consciente des questions de genre (gender conscious) et de regarder en face la dimension structurellement genrée des inégalités et des violences sexuelles, physiques, mais aussi sociales, économiques, symboliques qui se sont aggravées avec la Covid19. Ce sujet, largement documenté par la recherche universitaire dans de nombreuses disciplines, doit absolument être pris au sérieux par les décideurs, et l’approche doit être systémique. Il s’agit à la fois de faire le choix d’un agenda programmatique qui prenne acte des besoins de toutes et de tous et de promouvoir une manière d’exercer le pouvoir, celui de parler et de décider, qui rompe avec l’entre-soi. L’enjeu est à la fois politique et épistémologique. Et ce, pour in fine dé-genrer l’action publique.

WT : Depuis 2019, partout dans le monde, un effet de contagion. Les femmes sont en première ligne de la contestation, sans violence, afin de protester contre la pauvreté, les violences, le réchauffement climatique, la parité… et avec l’actualité l’inceste.

Quels sont les piliers fondateurs d’un pouvoir féministe ?

MCN : Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une accélération de l’histoire des mouvements féministes et d’une amplification de la géographie. D’une plus grande médiatisation aussi. Et que constate-t-on ? Une multiplicité de revendications, ainsi qu’une onde de choc, entre pays occidentaux, au sein du Global South, du Nord vers le Sud et du Sud vers le Nord. Par des manifestations de masse, des grèves du care, des pétitions, des boycotts, l’occupation de lieux publics, des veillées, des prises de parole médiatiques, des ouvrages, des podcasts, des groupes Facebook, l’invention de hashtags sur Twitter, des stories sur Instagram ou des vidéos sur TikTok, les répertoires d’actions sont particulièrement inventifs.

Que voyons-vous ? Que les populations victimes de violences de genre sont capables de se révolter. Les femmes ne peuvent être réduites au statut de victimes, sinon on court le risque de l’essentialisation et de généralisation, ce qui conforte le patriarcat. Elles ont une « subjectivité puissante », pour reprendre une expression de la philosophe Elsa Dorlin. Les femmes disposent d’un ensemble de capitaux culturels, économiques, sociaux, corporels qui fondent une nouvelle agency, un pouvoir d’agir susceptible de nourrir le désir et la capacité de s’impliquer, notamment, mais non exclusivement, à partir d’un certain type de savoirs situés, souvent genrés. Ces expériences et savoirs constituent déjà une forme de pouvoir.

Nous voyons aussi qu’au Soudan, en Algérie, au Liban, en Biélorussie, au Chili, les femmes sont souvent en première ligne pour promouvoir la liberté, faire tomber oppressions et conservatismes de toutes sortes, lutter contre la corruption, défendre les libertés individuelles, au-delà des seules violences patriarcales. Ce n’est pas nouveau, mais désormais, ce n’est plus occulté ou minimisé.

De plus, partout, les mobilisations sur les grands sujets de société voient émerger des leaders féminines. Les étudiantes et lycéennes sont souvent en tête des manifestations mondiales pour le climat, contre les violences policières ou encore, aux États-Unis, contre la non-régulation du libre port d’armes.

« Prendre soin » des autres et de la nature est un véritable combat contre toutes les formes de domination viriliste. C’est ce que montre par exemple la philosophe Sandra Laugier dans de nombreux travaux. Le care, explique-t-elle, qui désigne plus globalement la protection, la préservation, la réparation du monde, constitue une question de philosophie morale qui doit être envisagée à l’échelle internationale, au prisme des relations Nord-Sud. « L’éthique du care », issu du féminisme, offre alors des instruments théoriques pour comprendre et aider à inverser un système de valeurs dans lequel les personnes les plus réellement utiles sont les moins considérées.

WT : Pouvons-nous nous inspirer de « modèles » étrangers ? Comment ces pays surmontent-ils les résistances, les freins que nous connaissons ? Nouveau paradigme ?

MCN : Comme je l’explique dans mon livre, la question posée par le féminisme, partout dans le monde, c’est celle du pouvoir : en termes d’agenda, de projet de société, de style politique, de récit, de storytelling, de gouvernance. Voulons-nous un pouvoir dominateur sur les autres et sur la planète, celui des gouvernements nationaux-populismes et du néolibéralisme ? Ou au contraire un pouvoir qui s’appuie sur la science, s’inspire des expertises d’expériences, est respectueux de toutes et de tous, refuse la domination, contre les femmes, mais aussi contre tous les groupes et individus ?

Lorsqu’on décentre le regard, que l’on se rend compte que les modèles et les influences circulent d’un pays à l’autre (et qu’il est donc vain de vouloir « défendre » des cadres nationaux « protecteurs » : « un féminisme à la française », « un féminisme à l’américaine » : ceci n’a aucun sens aujourd’hui), tout en refusant le relativisme (car il est évident que certains pays ou régions sont plus avancés que d’autres dans la lutte contre les discriminations et les violences sexistes et sexuelles), on se rend compte que nous avons beaucoup à apprendre des autres.

Il s’agit de « dévoiler », nommer des problèmes, mettre en question le sens commun, les évidences, les habitudes de pensée et d’action. Ce faisant, on peut renouveler le politique et la politique, en particulier en démocratie mais pas exclusivement. Les nations et cultures paritaires femmes-hommes sont un exemple vertueux : on écoute ce que les femmes ont à dire, en tant que dirigeantes mais aussi en tant que scientifiques, militantes, citoyennes. C’est un enrichissement, un gage d’intelligence collective. Ecouter les « voix différentes », pour reprendre une expression de Carol Gilligan, est absolument essentiel, sinon on se prive de regards, de récits, et donc on reste médiocre (et moins efficace dans l’action publique).

WT : « Les féministes ne sont pas là pour remplacer le regard des hommes mais pour l’enrichir. » « Ce n’est pas les femmes contre les hommes »

Comment réconcilier, unifier les différents mouvements féministes d’une part et les hommes sans les opposer ?

MCN : Le féminisme permet davantage de choix : dans les contenus culturels, les modes de vie, les manières de penser. C’est un gage d’égalité mais aussi de liberté. Il bouscule les normes, conteste certaines hiérarchies, refuse les entre-soi, les boys’ clubs excluants qui sont encore dominants. Mais il est lassant, quand on est féministe, de devoir toujours rassurer les hommes. Le féminisme dénonce le patriarcat, pas les hommes. C’est très différent et ceux (parfois celles) qui font mine de confondre les deux ne visent qu’à disqualifier le travail féministe, qu’il soit scientifique, militant et citoyen.

En tant que « système de règles et de valeurs, de codes et de lois visant à spécifier la manière dont les hommes et les femmes doivent se comporter et être au monde », comme l’explique Carol Gilligan, le patriarcat figure parmi les structures de domination et d’inégalités les plus partagées et les plus résistantes dans le monde. Il est difficile d’accepter de renoncer à certains privilèges et de partager les ressources et le pouvoir.

Par ailleurs, le féminisme, en s’adaptant aux nouvelles attentes, en prenant en compte une multiplicité de besoins, tend à être davantage inclusif. Il a toujours, dans l’histoire, été traversé par des débats, des controverses, parfois vives. Et heureusement ! Une société sans désaccord, c’est le contraire de la démocratie, c’est le fascisme.

Le danger n’est pas dans une guerre des sexes qui est un mythe. Le danger, c’est la résistance à l’émancipation de toutes et de tous, le refus des libertés individuelles. Car ne nous y trompons pas : l’anti-féminisme est fort. Pour ceux qui font du renforcement et de la justification des stéréotypes, des inégalités et des discriminations sexués l’une des priorités de leurs mandats, il s’agit de renaturaliser les questions sexuelles, et in fine de réaffirmer, de reproduire des normes sexuelles et culturelles « immuables » que le féminisme, la mondialisation et le multiculturalisme, en d’autres termes la modernité, viendraient mettre en danger.

La multiplicité des ressorts que les mouvements d’extrême droite utilisent pour protéger la « civilisation occidentale » contre des menaces identitaires intérieures et extérieures est préoccupante. Le sociologue Eric Fassin a démontré que le genre est, ainsi, régulièrement instrumentalisé pour « parler d’autre chose », pour établir ou conforter des frontières, notamment identitaires. De Donald Trump aux États-Unis à Viktor Orbán en Hongrie en passant par Jair Bolsonaro au Brésil, le racisme et la xénophobie, loin d’être incompatibles avec le sexisme et l’homophobie, les complètent.

WT : Un message aux femmes et aux hommes désireux de s’investir, construire un univers plus inclusif ?

MCN : Lisez des livres, participez à des conférences, écoutez des émissions, des podcasts, prenez part à des débats et agissez à votre échelle : ne pas laisser passer des remarques ou des agissements sexistes est déjà un pas énorme.

WT : Merci Marie-Cécile Naves et pour conclure notre entretien, quelques suggestions de lecture, de musique, de podcast ?

MCN : L’inventivité et la créativité des féministes sont immenses et il est difficile de choisir.

Pour les Podcasts : « Les couilles sur la table », « La poudre », « Louie media » et « Kiffe ta race » ; la newsletter « Les Glorieuses », pour les livres je renvoie aux nombreuses références bibliographiques dans mon livre, mais je citerais les travaux de bell hooks, pour n’en choisir qu’une. Et pour la musique, Joni Mitchell.

En pratique : « La démocratie féministe. Réinventer le pouvoir », éditions Calmann-Lévy