« Le féminisme a toujours été radical »

Interview pour RTS, le 27.03.23

Le 27 mars 2023, j’ai été interviewée pour l’émission « Tout un monde » sur la Radio Télévision Suisse (RTS) à propos de mon livre, « Calmez-vous, madame, ça va bien se passer » et des adversaires du féminisme. L’entretien a fait l’objet d’une diffusion audio, puis d’un article web. Propos recueillis par Blandine Levite.

Les luttes en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes sont devenues plus visibles, mais il y a aussi des oppositions et des réactions agacées au féminisme. Invitée dans Tout un monde, la directrice de recherche à l’Institut international et stratégique (IRIS) Marie-Cécile Naves estime que si certains hommes se sentent menacés par le féminisme, c’est qu’ils ont peur de perdre leurs privilèges.

RTSinfo: Vous sortez « Calmez-vous, Madame, ça va bien se passer » aux Editions Calman-Levy. Pourquoi avez-vous choisi ce titre?

Marie-Cécile Naves: Le titre de mon livre fait référence à un certain nombre d’expressions: ‘calmez-vous’; ‘calmez vos nerfs’; ‘vous êtes hystérique’ ou encore ‘calmez-vous Madame, cela va bien se passer’ (phrase prononcée par le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin à la journaliste Apolline de Malherbe, n.d.l.r.). Il s’agit donc d’une référence à ceux qui veulent maintenir l’ordre établi, qui veulent que les femmes restent ‘à leur place’ – c’est-à-dire dans un coin, ne pas trop parler, pas s’exprimer trop fort – et qui veulent réduire les femmes à leurs émotions supposées incontrôlables et irrationnelles. Les mêmes émotions incontrôlables et irrationnelles sont pourtant possibles chez les hommes.

Le sous-titre de votre livre est « réception du féminisme ». Plusieurs années après #metoo, quelle est votre analyse de la situation?

Il y a un affrontement assez vif entre des forces anti-féministes, qui s’opposent à #metoo, et un féminisme incontournable dans la publicité, l’éducation, la culture, les médias ou encore le sport. Le féminisme est mainstream, il est partout. Il est même parfois récupéré et instrumentalisé à des fins commerciales. C’est la preuve qu’il a un certain succès, une grande influence.

On parle même de pinkwashing

Oui. Parfois des slogans ou des revendications féministes sont floqués sur des t-shirts, alors que leurs conditions de production ne respectent pas nécessairement l’égalité entre les femmes et les hommes, voire s’appuient sur l’exploitation de femmes et d’enfants pour les réaliser.

Comment les tensions entre ces deux courants se manifestent-elles?

Un certain nombre d’hommes écrivent des livres ou s’expriment dans les médias pour dire que le féminisme est un danger, qu’il n’apporte que des choses négatives et que, finalement, ce sont eux qui se sentent menacés par les progrès de l’égalité entre les femmes et les hommes. Ils ne veulent pas partager l’espace public, la visibilité médiatique, les étals de librairies, les postes à responsabilités… et l’argent. Ils voient donc le progrès du féminisme et ses idées comme une menace par rapport à leurs privilèges. Ils nous gratifient d’un certain nombre de phrases: ‘nous en faisons trop’, ‘il y a toujours pire ailleurs’… Les violences faites aux femmes sont un continuum, de la « petite » violence symbolique jusqu’au crime. On voit cette résistance forte. Et elle se double aussi d’une certaine persistance de l’indifférence face aux violences faites aux femmes, notamment les féminicides.

L’historien et démographe Emmanuel Todd a déclaré dans un entretien au Figaro: « Le patriarcat n’a pas disparu en Occident, il n’a jamais existé ». La notion de patriarcat est-elle comprise et acceptée par le grand public?

Emmanuel Todd comme d’autres confondent, ou font semblant de confondre, patriarcat et hommes. Il ne s’agit pas d’affirmer que les hommes sont contre les femmes quand on travaille en matière de féminisme, mais d’affirmer que le patriarcat est contre les femmes. C’est-à-dire qu’il y a un certain nombre de structures, d’organisations sociales et de pouvoirs, qui sont faites pour favoriser l’accession des hommes au plus haut sommet et laisser les femmes dans des positions d’infériorité sociale et économique. Et les cantonner à l’espace domestique et les renvoyer à une certaine biologie qui est sacralisée. Aujourd’hui, un certain nombre d’outils de médiation – des livres, des podcasts, des reportages, des films, des séries – expliquent cela à un public de plus en plus varié, au-delà du cercle féministe. Emmanuel Todd reconnaît lui-même qu’il n’a pas lu grand-chose en matière de féminisme. Mais il a quand même une opinion. Même le féminisme leur appartient. C’est un exemple typique de mansplaining, quand les hommes viennent nous expliquer les choses qu’ils savent mieux que nous, alors que nous les connaissons très bien.

On reproche au féminisme d’aujourd’hui de créer une guerre des sexes…

Je ne crois pas du tout à cette guerre des sexes. C’est une manière détournée de refuser de prendre en considération les revendications contre les violences faites aux femmes et contre les inégalités qui persistent partout dans le monde. Chez les masculinistes, les antiféministes, comme Emmanuel Todd et d’autres, il y a une sorte de fantasme qu’avant, le féminisme c’était mieux, que dans les années 1970, il y avait un féminisme apaisé qui demandait gentiment les choses et qu’aujourd’hui, il serait devenu radical. Mais le féminisme a toujours été radical. Les revendications d’accès à la contraception ou la légalisation de l’avortement, qui étaient les grands combats de cette deuxième vague féministe en Occident, étaient extrêmement exigeantes.

Qu’est-ce qui a changé?

Les féministes ne sont pas forcément plus nombreuses, mais elles sont plus visibles hors des cercles militants et académiques. Les outils de médiatisation sont plus nombreux qu’avant. Elles sont donc plus présentes dans toute une gamme de médias qui n’existaient pas. Certains hommes se sentent menacés par ce qu’ils voient comme une déferlante qui est effectivement une déferlante, car le projet féministe apparaît pour ce qu’il est aujourd’hui, c’est un changement global de société.

Les militantes ne sont donc pas différentes de leurs aînées…

Non. Il y a une transmission de génération en génération. Les très jeunes générations de femmes ou de filles engagées en féminisme ont aussi un seuil de tolérance extrêmement bas au sexisme, notamment dans le combat contre le sexisme dans l’enseignement supérieur, dans le monde du travail et dans la vie privée. Il n’y a pas de nouveautés qui soient arrivées brutalement. C’est tout un processus historique et géographique qui se déploie.

Dans votre livre, vous décrivez quelque chose de très subtil, dans toutes les strates de la société, pas un backlash violent, mais des ricanements et une décrédibilisation de la revendication des femmes à être plus présentes dans le débat public et dans la société. Pouvez-vous nous donner un exemple?

L’idée du livre part d’un tweet que j’ai fait, il y a un peu plus d’un an, pour critiquer une certaine couverture médiatique du record du nombre de titres de Grand Chelem de Rafael Nadal. Il a été présenté par une partie de la presse comme étant un record absolu dans l’histoire du tennis, alors qu’il s’agit d’un record dans le tennis masculin. La manière dont les commentaires ont été formulés en réponse à mon tweet était très intéressante. Il y a eu beaucoup de réactions négatives en essayant de me disqualifier en me tutoyant et en me disant que je n’y connaissais rien. Et que je devais arrêter de me plaindre, car il y avait des problèmes plus graves auxquels les femmes sont confrontées. C’est une forme de violence symbolique qui vise à m’invisibiliser.

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