Les femmes aux Etats-Unis et la « démocratie féministe »

Interview dans "Cheek", le 2.11.2020

Alors que l’Amérique retient son souffle à la veille de l’élection présidentielle, la politologue Marie-Cécile Naves, spécialiste des États-Unis, parle de « démocratie féministe » et analyse le poids déterminant des femmes dans ce scrutin. Interview pour « Cheek », le 2 novembre 2020.
Kamala Harris © Gage Skidmore, Flickr Creative Commons

Le 3 novembre, les Américain·e·s devront choisir entre le président sortant et Joe Biden, deux candidats ô combien différents. D’un côté, un homme d’affaire misogyne et menteur, promettant aux femmes de  “remettre [leurs] maris au travail”, comme mardi dernier dans le Michigan. De l’autre, un ancien vice-président, qui a choisi une femme, Kamala Harris, comme vice-présidente, et n’hésite pas à parler d’égalité salariale et de contraception gratuite dans son programme. Un second candidat plus proche de l’idéal de démocratie féministe tel que le conçoit Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Elle travaille sur les États-Unis depuis 20 ans et a écrit plusieurs livres, dont deux portant sur Donald Trump. Elle vient tout juste de publier La Démocratie Féministe, réinventer le pouvoir aux éditions Calmann-Lévy. Pour ChEEk, elle revient sur ces quatre années de présidence Trump et sur l’enjeu que représente pour les femmes cette élection qui a déjà mobilisé plus de 70 millions d’électeur·rice·s.

Quel bilan tirez-vous des années Trump, concernant les femmes?

Le bilan est catastrophique en matière de régression pour les droits des femmes, aux États-Unis, mais aussi à l’international. Trump a encouragé le combat contre l’avortement et contre l’accès à la santé des femmes, en fragilisant l’Obama Care par exemple. Son gouvernement a aussi fait pression à l’ONU, en retirant les termes “santé sexuelle et reproductive” des textes sur les viols de guerre. Et, par ailleurs, en nommant trois juges ultra conservateur·rice·s à la Cour Suprême. C’est aussi le premier président (en exercice) qui se rend à la marche anti-avortement.

Les sondages, prévoient le plus grand gender gap depuis que les femmes ont obtenu le droit de vote, il y a 100 ans. Elles voteraient alors majoritairement contre Donald Trump. Est-ce aussi simple que ça ?

Effectivement, les enquêtes d’opinion donnent un écart de 20 à 25 points en faveur de Biden et au détriment de Trump, mais cela reste à confirmer. On peut vraiment parler de vote féminin, dans toutes les catégories sociales et chez les femmes de toutes origines. Or, les femmes blanches, majoritairement conservatrices, avaient, en majorité relative, préféré Trump à Clinton en 2016. Ce qu’il va falloir surveiller, ce sont les femmes non diplômées. Vont-elles basculer aussi en faveur de Joe Biden? Auquel cas, peut-être que ces femmes peuvent faire perdre Trump.

“Les femmes sont plus pénalisées des coupes dans les budgets sociaux, dans l’éducation publique, dans la culture.”

Pourquoi cette élection est-elle aussi importante pour l’avenir des femmes aux États-Unis, et surtout pour leurs droits ?

C’est une élection très importante, à cause de la pression des ultra-catholiques et des ultra-évangéliques, pour interdire l’avortement aux États-Unis. Elle se confirme avec une Cour Suprême comptant six juges conservateur·rice·s, pour seulement trois progressistes. Il n’y aura pas forcément de réforme au niveau fédéral, puisque deux tiers des Américain·e·s sont en faveur d’un statu quo. Mais, les États fédérés auront sûrement une plus grande latitude pour vider la loi de sa substance. Les femmes sont aussi plus pénalisées des coupes dans les budgets sociaux, dans l’éducation publique, dans la culture. Et, Donald Trump continue délibérément de soutenir encore plus l’industrie agricole, les industries de l’énergie, qui représentent plus d’emplois masculins. Il veut vraiment se mettre au service de l’homme blanc américain et, a minima, négliger, au pire fragiliser, les autres populations.

Joe Biden s’engage à réduire les inégalités salariales. Réalité ou promesse en l’air ?

Tout laisse à penser qu’il y a une réalité derrière. Parce que Biden doit absolument unir le Parti démocrate, et il a assez bien réussi à la faire dans cette campagne. Et notamment cette jeunesse progressiste, proche de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, qui est très politisée en faveur du féminisme, contre le racisme, pour l’environnement, etc. Biden est un centriste mais a “gauchisé” son programme. Il promet un salaire minimum à 15 dollars de l’heure. Et le fait d’avoir une vice-présidente femme issue des minorités montre sa volonté d’assurer la transition vers l’Amérique que représente Kamala Harris. Il y a du symbole, il y a de la représentativité sociale et genrée.

“Les premières opposantes à Trump sont les féministes qui ont organisé la Women’s March au lendemain de son investiture.”

On a aussi beaucoup parlé des violences sexuelles. Le mouvement #MeToo a-t-il été accéléré parce qu’il y avait Donald Trump à la Maison Blanche ?

Les premières opposantes à Trump sont les féministes qui ont organisé la Women’s March au lendemain de son investiture. Et très probablement que l’affaire Weinstein et #MeToo interviennent et prennent corps aux États-Unis parce que c’est l’Amérique de Trump. Il y a une prise de conscience du pouvoir masculiniste, anti-droits des femmes, de ce leadership viriliste, et prédateur. Il y a deux forces en présence qui se répondent. Quand Trump nomme Bret Kavanaugh et Amy Coney Barrett à la Cour Suprême, c’est aussi une claque à #MeToo. Et il est encore misogyne quand il dit à ses partisans, en parlant de Joe Biden et Kamala Harris, “on ne peut pas avoir de président socialiste et surtout pas une femme”. Alors qu’il est en train de perdre l’électorat féminin.

Vous avez écrit un livre consacré à la démocratie féministe. Pensez-vous que Joe Biden incarne une meilleure transition vers cet idéal ?

Oui, je le pense. Et ce n’était pas gagné car Biden n’a pas forcément un passif très positif avec les femmes ou le féminisme. Il est devenu un candidat anti-Trump et aussi anti-viriliste car il mise sur un projet plus bienveillant, solidaire, fondé sur l’empathie. Au contraire d’un Trump qui est beaucoup plus clivant, qui a minimisé la pandémie de Covid, qui se moque des plus faibles sans arrêt. Joe Biden est presque devenu un candidat féministe. Mais c’est aussi parce qu’il y a ces revendications féministes qui ont pris corps  depuis quatre ans que s’il est élu, on s’avancera vers une société complètement différente de ce qu’on a connu depuis 2017.

Caroline Ernesty, à Washington DC