Le féminisme pour renforcer nos démocraties

Tribune dans "Le Monde", le 7 janvier 2021

« Le féminisme permet de renforcer les deux piliers, libéral et démocratique, de nos sociétés ». Tribune dans « Le Monde », publiée le 7 janvier 2021.

Dans un article publié le 23 décembre 2020 au sein de la revue The Lancet, Alexandra Calmy, Karine Lacombe et Caroline Samer, trois médecins-chefs et chercheuses, dénoncent le sexisme répété dont elles ont été victimes en apportant, dans l’espace médiatique, leur expertise de scientifiques et de praticiennes sur le Covid-19. Leur expérience, loin d’être isolée, est un indicateur supplémentaire qui a révélé que la pandémie a amplifié les inégalités femmes-hommes dans toutes les catégories sociales.

Le manque de considération pour leurs compétences obéit à la même dynamique ayant conduit à l’augmentation des violences patriarcales pendant le confinement (donc à l’aggravation d’un problème structurel connu, mais négligé par les pouvoirs publics), à l’entrée massive des femmes dans le chômage, car elles sont davantage victimes de l’emploi précaire, et à l’accroissement de l’écart avec les hommes en matière de charges parentales et domestiques quelle que soit leur situation professionnelle.

Ces inégalités, inacceptables en 2020, minent considérablement, en démocratie, la confiance collective . Les répercussions sont immenses. Ce sont autant de richesses humaines, économiques, sociales, intellectuelles dénigrées ou niées pour la seule « raison » qu’elles sont portées par des femmes.

Le choix d’un agenda programmatique

La pandémie renforce l’urgence d’appréhender la société à partir d’une perspective consciente des questions de genre et de regarder en face la dimension structurellement genrée des violences sexuelles, physiques, mais aussi sociales, économiques, symboliques. Ce sujet, largement documenté par la recherche universitaire, doit absolument être pris au sérieux par la décision publique, et l’approche doit être systémique.

Il s’agit à la fois de faire le choix d’un agenda programmatique qui prenne acte des besoins de toutes et de tous en mettant en question les habitudes de pensée et d’action, et de promouvoir une manière d’exercer le pouvoir, celui de parler et de décider, qui rompe avec l’entre-soi. L’enjeu est à la fois politique et épistémologique.

Le pouvoir, dans les sphères politiques, économique et médiatique, en demeurant profondément excluant, se prive de compétences, de regards sur le monde et prend l’énorme risque de l’inefficacité et de la défiance. Aux Etats-Unis, Joe Biden, qui doit en grande partie sa victoire à un militantisme de terrain, notamment féministe, s’apprête à nommer aux postes de ministres et de hauts responsables de nombreuses femmes et des personnes de toutes origines.

II faut cesser de confisquer la parole

L’objectif de ces nominations est double : celui de la représentativité de l’Amérique telle qu’elle est, celui aussi de la connaissance des dossiers car celles et ceux qui sont choisis sont des spécialistes reconnus. Or leur savoir est en particulier nourri par une expertise de terrain. C’est le cas, par exemple, de Deb Haaland qui, si elle est confirmée par le Sénat, supervisera un vaste ministère de l’intérieur chargé entre autres de l’aménagement du territoire et des ressources naturelles.

Première Amérindienne de l’histoire du pays à occuper un poste ministériel, elle incarnerait aussi la reconnaissance d’une expertise d’expérience parce que les Native Americans sont parmi les plus touchés par l’exploitation des ressources naturelles et la destruction de l’environnement. Deb Haaland a beaucoup travaillé ce sujet mais aussi, en tant que parlementaire, sur les meurtres et les enlèvements de femmes autochtones. Elle cumule donc des savoirs indispensables à l’action publique dans la société complexe.

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Puisque la démocratie est une « forme de vie », comme le dit la philosophe Sandra Laugier, les espaces de dialogue et de participation doivent être ouverts à toutes les « voix politiques compétentes ». Il faut cesser de confisquer la parole, et accepter qu’il y ait d’autres récits, fondés sur des registres divers de connaissances, et les écouter. Cela revient à permettre l’existence d’un régime d’énonciation respectueux de ceux et celles qui ont quelque chose à dire, à faire valoir et à expliquer, à critiquer, à proposer.

Une nouvelle mise en forme du social

Ne nous y trompons pas : l’aspiration citoyenne de prendre part aux processus de décision est bien présente et il faut y répondre. On peut alors jeter les bases d’une forme renouvelée et collective « d’intellectuel spécifique » pour mener la bataille de la complexité, encourager l’esprit critique, élever la capacité d’analyse et de proposition de tous et de toutes. Mais cela suppose de réhabiliter les conditions, les lieux et le temps du débat démocratique qui a été très largement remplacé par la polémique perpétuelle, le clash, le buzz.

La responsabilité est collective dans cette étape indispensable pour recréer du « nous ». Un « nous » large et inclusif. Ce n’est pas un « nous » qui s’oppose à un « eux ». C’est une nouvelle mise en forme du social qui répond à une demande à la fois de connaissance, de reconnaissance et de participation au bien commun. Comme l’explique Pierre Rosavallon, la démocratie est « une histoire tumultueuse qui est indissociable d’une indétermination structurelle sur ses formes adéquates ». Elle est donc un processus sans cesse à construire.

Le féminisme est, parmi d’autres, une source immense d’inspiration, une force de mobilisation. Il possède des clés pour mettre en mouvement une capacité commune de construire du lien, de faire confiance à la science contre les désordres de l’information, d’inventer un pouvoir plus participatif, plus soucieux des autres, qui sache écouter et s’appuyer sur l’intelligence collective, de la dénonciation à la proposition. On peut, alors, améliorer les pratiques démocratiques en répondant à un besoin de subjectivité.

Les contours d’un nouveau moment émancipateur

Un projet politique inspiré de « l’éthique du care », par exemple, permettrait, à partir des recherches universitaires en études de genre, des connaissances des associations et des expertises d’expériences citoyennes, de mieux saisir les effets du Covid-19 sur la vie des femmes (et des hommes) et de bâtir un monde à la fois plus équitable et plus uni, sur le long terme. Des politiques publiques efficaces, ambitieuses, y compris dans notre plan de relance, gagneront à s’appuyer sur la recherche en sciences sociales, à appréhender le réel de façon transversale, mais aussi à faire œuvre de compassion et d’empathie. C’est le dessein politique de la première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, qui a placé les dix-sept objectifs de développement durable des Nations unies au cœur de son action.

Le féminisme offre des outils pour dessiner les contours d’un nouveau moment émancipateur, promouvoir un monde durable. Cela nécessite en premier lieu de veiller au respect de l’arsenal législatif et réglementaire existant, en déployant les moyens nécessaires pour que l’égalité en droit se concrétise en pratique : combat effectif contre les violences patriarcales, égalité de salaire et de carrière, mixité des métiers à tous les niveaux de qualification, articulation de la vie personnelle et de la vie professionnelle, égal accès aux ressources, représentativité plus juste de la société dans les instances de pouvoir, meilleure reconnaissance des compétences, des savoir-faire et des implications professionnelles et bénévoles des individus, tout au long de la vie…

Le féminisme permet de renforcer les deux piliers, libéral et démocratique, de nos sociétés, d’y (re)mettre du politique. C’est pourquoi, en temps de crise comme de routine, une approche volontariste sur le plan du genre est indispensable dans les politiques publiques démocratiques.